mercredi, avril 11, 2018

Qu'est-ce qu'on mange ?

   Voilà une question triviale s’il en est ! Une question que l’on connaît trop bien : n'y est-on pas confronté tous les jours ?

   Pourtant c’est aussi une question philosophique car elle exprime une vraie liberté humaine. L’âne choisit ses herbes, mais il les choisit à ras des naseaux sans avoir besoin de relever la tête, et toujours parmi les végétaux. L’homme a le choix entre le végétal et l’animal (et ses sous-produits), entre le fermenté ou non, entre le chaud et le froid (et même le glacé), entre le cru et le cuit, et il peut assaisonner et mélanger de milles manières – et au bout de cette prodigieuse liberté, il y a une promesse de plaisir : manger quand on a faim, n’est-ce pas le premier des plaisirs, dans le temps, certes, mais aussi dans l’ordre de ce qui nous constitue ?

   Ainsi l’individu humain se pose humainement – définit d’une certaine manière son humanité – dans la façon dont il s’alimente (voir en particulier Claude Levi-Strauss dans Mythologiques (1964-1971), qui montre que les règles d’alimentation que se donne une société exprime sa vision du monde encore plus fondamentalement que les mots de sa langue).

   C’est une liberté que  se nourrir certes, mais une liberté imposée par la nécessité. Que faire à manger est la question lancinante que se pose la personne au foyer. Question importante puisqu’elle détermine largement l’activité de qui s’occupe de la famille depuis l’intérieur de l’habitation : répondre à la question de façon suffisamment anticipée pour quérir les ingrédients, et mettre en branle tout le processus de savoirs-faire, de gestes habituels et d’appareils techniques permettant de pouvoir poser à temps en quantité et variété suffisante les mets qui satisferont heureusement la faim de chacun.

   La question « Qu’est-ce qu’on mange ? » illustre parfaitement, emblématiquement, la formule de Sartre : « l’homme est condamné à être libre ». Par rapport à ces infinies possibilités de nourriture, nous sommes mis en demeure de choisir tous les jours, car la nécessité de se nourrir se répète chaque jour. Et cette liberté devient vite une charge.

   Mais de ce point de vue, ne faut-il pas reconnaître qu’un grand progrès a été apporté par notre civilisation occidentale mondialisée ? N’y a-t-il pas de moins en moins de ces femmes au foyer, selon le profil qui s’était imposé depuis des millénaires à peu près partout dans le monde, vouées à déterminer et réaliser chaque jour les repas familiaux ?


Progrès en question


   Qu’est-ce qui a changé ? Et depuis quand ?

   Depuis 2 ou 3 générations on constate :
   – Une déféminisation de la responsabilité des repas, avec une régression correspondante du partage familial du repas. On mange de plus en plus souvent seul et rapidement, en particulier pour le repas de mi-journée.
   – Un développement de nouveaux modes des conservation et de conditionnement des aliments, lesquels sont mis en œuvre industriellement.
   – La diffusion massive de nourritures toujours mieux apprêtées à une consommation facile et sans délai.

   Mais est-on sûr qu’il s’agisse d’un progrès ?

   Le plus, on le voit ! Plus d’égalité entre les femmes et les hommes subvenant aux charges du foyer. Car la libération qu’apporte la disponibilité marchande des aliments permet que personne ne soit bloqué dans le logement et donc rend possible un niveau de vie sociale analogue pour chacun dans un couple. De plus, le temps rendu disponible permet de faire autre chose de plus créatif, de plus épanouissant pour soi, que de s’occuper sempiternellement des repas.

   Mais n’a-t-on pas aussi beaucoup perdu ?

   Perdu du temps de convivialité dans le cadre familial ! La pause-repas se voit souvent escamotée – il est fréquent que l’on règle son problème de faim de mi-journée en quelques 20 minutes. Il s’ensuit moins de vie privée : on reste dans l’espace contraint de son rôle social continûment durant tout son temps quotidien de travail.

   Perdue pour partie une culture de la diversité des saveurs liées au savoir-faire la cuisine propre à la diversité des lieux et des temps. La nourriture ingurgitée est de plus en plus industriellement produite avec uniformisation des saveurs. Du coup les aliments consommés ne sont plus mémorables : on mange le plus souvent en oubliant aussitôt ce qu’on a mangé.

   Et surtout perdue la confiance en ce qu’on mange !

   On se retrouve sous la menace de tous les problèmes sanitaires engendrés par ce qu’on appelle « la malbouffe ».


Santé


   La malbouffe, c’est l’idée que, en tant qu’elle est produite industriellement pour être source de profit capitaliste – et cela inclut le secteur primaire de l’alimentation : les denrées agricoles – la nourriture que nous consommons communément est globalement nuisible du point de vue de notre santé.

   Or cette question de la confiance en ce qu’on mange est prioritaire. Car le nourrissage est bien la modalité la plus fondamentale de notre rapport à notre environnement naturel. C’est donc bien notre confiance dans le monde qui semble être minée dans ses fondements par la conscience de la malbouffe.

   C’est pourquoi, en notre époque de modernité tardive, la question « Qu’est-ce qu’on mange ? » prend un nouveau sens – un sens sanitaire général – qu’on peut expliciter : «°Que manger dans les conditions d’approvisionnement actuelle pour ne pas compromettre sa santé – ne pas risquer un état soudainement catastrophique tels un cancer ou un AVC, ou encore se retrouver mystérieusement la proie de symptômes invalidant trop inédits pour être maîtrisés par la médecine qui parlera de maladie orpheline ? »

   Cette question est toute nouvelle !

   Auparavant on ne soupçonnait pas la qualité de la nourriture car, à l’intérieur de sa culture particulière, on « savait » ce qui était bon à manger, et ce qui ne l’était pas. Les problèmes de nourriture étaient d’abord quantitatifs : comment avoir les moyens de se procurer suffisamment ce que l’on sait être bon à manger ?

   C’est d’ailleurs sur cette peur de manquer que l’industrie agro-alimentaire a bâti sa fortune : « Voilà que nous écartons le spectre de la disette et vous installons dans la sécurité alimentaire » nous susurre-t-elle à travers ses réclames et les rayons abondamment achalandés de ses lieux de distribution.

   Notre problème de confiance en l’alimentation vient de ce que nous ne savons plus aujourd’hui ce que toujours nos aïeux avaient besoin de savoir et savaient : qu’ingérons-nous, d’où cela vient-il, comment cela a-t-il été produit, par qui ?

   Il est vrai qu’il y a des ersatz à ce manque de réponses – comme les images de marque, les appellations d’origine, les labels de qualités, etc. Mais peut-on se fier à ces signaux d’appel à la confiance dans la mesure où ils sont utilisés dans la communication de réclame des entreprises ?[1]

   Il est établi, par contre, que la malnutrition[2] touche la majorité de la population mondiale, qu’elle est la cause de maladies récurrentes (diabète, obésité, cancers, maladies cardio-vasculaires, carences diverses), et donc qu’elle est un important facteur de mortalité. En effet les scientifiques nous alertent depuis longtemps des méfaits de la nourriture industriellement apprêtée :
   – elle est trop acidifiante. Les aliments produisent trop d’acides dans l’organisme, ce qui se décèle par une insuffisance du PH du sang. Les causes en sont l’abondance de sel ajouté, la grande consommation de céréales raffinées, de viandes, de sucres, de graisses. Ces ingrédients créent un déséquilibre qu’on appelle acidose qui amène à une trop grande sollicitation des reins avec un risque d’excès d’urée et de calculs rénaux.
   – elle est trop riche en glucides, tout particulièrement apportés par les céréales raffinées, la pomme de terre, les sucres. Il s’ensuit leur accumulation dans l’organisme sous forme de graisses représentant une réserve énergétique, laquelle, si on ne ma brûle pas en activité correspondante, se manifeste comme obésité. De plus, par accoutumance à l’ingestion de glucides, il y a une dérégulation de la sensation de faim qui pousse à manger au-delà de ses besoins réels, ce qui peut aller jusqu’à la boulimie. C’est alors qu’on risque le diabète – le sucre insuffisamment assimilé dans les cellules reste dans le sang – avec ses symptômes comme la fatigue, l’envie incessante de boire, d’uriner, etc.
   – elle comporte trop de graisses saturées (et polyinsaturées omega-6, ce qu’on appelle les mauvaises graisses) contenues dans les produits animaux, l’huile de palme, le chocolat, les pâtisseries. Ce qui augmente le risque de maladies cardio-vasculaires et de cancers.
   – elle contient trop d’additifs aux effets non maîtrisés, comme les pesticides, les perturbateurs endocriniens (bisphénol dans boîtes de conserves), les nanoparticules (confiseries, cafés solubles, biscuits), les irradiations de conservation (oignons, échalotes, fruits et légumes secs, épices). Ceux-ci sont fortement soupçonnés d’induire des cancers ou des maladies auto-immunes, malgré la difficulté à prouver catégoriquement la causalité du fait de leur mode de nuisance.

   D’une manière générale, plus la médiation industrielle est importante entre le produit naturel et le produit vendu comme aliment, plus « l’indice malbouffe » tend à augmenter. Ce qui amène les gens les plus avertis à retrouver de l’intérêt aux aliments produits localement, et tout particulièrement aux fruits et légumes.


Société


   Mais l’on voit la difficulté sociale de la démarche. Comme l’explique Harmut Rosa (voir en particulier Aliénation et accélération, La Découverte, 2012), notre monde de la modernité tardive est essentiellement caractérisé par son accélération sociale : il est organisé pour engendrer du manque de temps et pour enrôler l’individu dans une course au gain de temps. Du fait de la disponibilité qu’elles requièrent, les productions agricoles locales ne sont accessibles que si l’individu accepte de vivre selon un rythme hors du temps social, donc désocialisant. D’autre part, l’agriculteur produisant non industriellement est justement la catégorie sociale méprisée par excellence, celle contre laquelle s’est construite la modernité marchande[3]. Là encore, manger des produits locaux et non transformés, c’est divorcer de l’idéologie dominante.

   Ainsi, vouloir manger différemment, en sachant d’où cela vient et comment cela a été produit, est une véritable prise de risque social qui demande du courage. Or cette démarche n’est-elle pas finalement rétrograde ?

   Car on pourrait faire remarquer que le sens de l’histoire de l’alimentation humaine ne mérite peut-être pas un jugement négatif. Après tout, on a troqué une sécurité pour une autre : on a certes perdu la confiance sanitaire dans les aliments, mais on a gagné l’assurance de leur disponibilité – soit le sentiment d’abondance. Le troc n’est-il pas positif ? Ce sentiment d’abondance n’a-t-il pas été le rêve multimillénaire d’une humanité régulièrement en proie à la disette ou dans l’angoisse de manquer ? Le sentiment de défiance (vis-à-vis des aliments) n’est-il pas moins difficile à vivre que l’angoisse de manquer ?

   En réalité cette balance entre sentiments est peu pertinente. Le problème doit être abordé de manière plus large tout simplement parce que le sentiment humain ne se laisse pas ainsi compartimenter. Nous vivons dans un monde cruellement inégalitaire, et l’insuffisance de nourriture touche près d’un milliard d’humains (sur 7,5 milliards) encore aujourd’hui. Alors que près d’un tiers de la production globale de denrées alimentaires est gaspillée (c’est-à-dire ne sert à nourrir quiconque) – cela se produit tout au long du processus industriel : de l’agriculteur qui doit éliminer ce qui n’est pas dans les normes marchandes (pour un tiers de ce qui est gaspillé), aux consommateurs (le 2ème tiers), en passant par les industries de transformation et la distribution (pour le 3ème tiers).

   Il faut mettre en regard ce gaspillage avec la capacité de garder, ou de réutiliser quasiment à 100% les denrées vivrières dans les économies traditionnelles (on ne jette pas, au pire on donne aux animaux).


Écologie


   Le monstrueux gaspillage de nourriture contemporain va de pair avec un mode de production industriel dont le coût écologique est effarant. On est assez bien renseigné sur le coût énergétique, et ses conséquences climatiques. Mais il faut savoir que le coût directement biocidaire de notre alimentation commune est terrible, quasiment insoutenable à décrire : hallucinant entassement d’animaux dans des camps de concentration en tant que simples matières premières industrielles, insectes massivement éliminés par les pesticides, suppression inconsidérée des forêts tropicales pour faire la place aux monocultures pour l’industrie alimentaire (huile de palme, soja, etc.), raréfaction drastique de la faune marine par la surpêche industrielle, etc.

   Notre mode d’alimentation est à la fois générateur d’une injustice insupportable et le premier facteur, avant même les modes de déplacement, du désastre écologique qui s’est amorcé. Il engendre une profonde inquiétude dans les populations quant aux perspectives d’avenir, inquiétude systématiquement escamotée dans l’espace public pour les péripéties qui intéressent la minorité prise dans la compétition affairiste. C’est pourquoi on ne peut pas séparer la défiance personnelle vis-à-vis de la nourriture qui est proposée de l’inquiétude profonde quant à notre avenir collectif. Ce qui nous ramène à la remarque posée plus haut : la manière dont on se nourrit reflète une vision du monde.

   Quelle est alors la vision du monde qui a pu légitimer l’alimentation industrielle moderne ?


Abondance


   Cette vision du monde, on en voit bien la clé de voûte : c’est l’abondance ! C’est la vision d’un monde où l’on a définitivement tourné la page à l’inféodation aux caprices de la nature – ceux qui font fondre sur les populations humaines les mauvaises récoltes, les maladies épidémiques, et les guerres qui s’ensuivent.

   Cette vision du monde s’enracine profondément dans la culture humaine puisqu’on trouve, jusque dans le passé le plus lointain, des constructions imaginaires la préfigurant. Tels sont le Jardin d’Eden de la Bible, l’Âge d’Or des Métamorphoses d’Ovide, ou le Pays de Cocagne au Moyen Âge. Elle revient de façon plus rationalisée au XIXème siècle comme utopie sociale, par exemple dans le « communisme » de Marx.

   Mais quand on parle de « vision du monde » on n’est plus dans l’imaginaire, que ce soit celui d’un passé indéterminable, d’un ailleurs insituable, ou d’un futur inaccessible. Il s’agit bien du monde présent. On peut dire qu’une « vision du monde » configure le monde selon une hiérarchie de valeurs qui permet à l’individu de faire ses choix de vie, même les plus quotidiens, comme s’il avait une boussole lui permettant de prendre le bon chemin.

   Il y a donc un profond désir humain d’abondance qui se réalise dans l’accès facile à des aliments présentés de façon séduisante que propose la société industrielle. Ne le sous-estimons pas !

   D’autant que ce désir est, comme disent les psychanalystes, « surdéterminé ». En effet, l’abondance d’aliment ne vient pas du ciel, mais elle a été durement acquise par l’homme grâce à ses efforts pour mettre à jour les lois de la nature – c’est la mise au point et l'adoption de la méthode expérimentale au tournant du XVIIème siècle – comme par l’effort d’organisation de la société industrielle avec l’enrégimentement de l’activité des hommes dans le travail.

   C’est pourquoi l’homme, devant le spectacle de l’accumulation de victuailles, se défait d’un complexe d’infériorité par rapport à la nature dont il avait immémorialement redouté les diktats, et mire sa nouvelle puissance. Il y a comme la réalisation d’un désir de revanche dans la disponibilité de l’abondante nourriture industrielle.


Sagesse


   On a vu qu’il n’est pas aisé de manger non-industriel car cela est à contre-courant de l’organisation sociale. Mais, avant même cet obstacle, le débat entre désirs et objections rationnelles vers un hamburger-frites affiché à la vente n’est pas simple car les désirs qui attirent vers l’aliment industriellement préparé, indépendamment de son attrait singulier, sont obscurs et profonds[4]. On peut avoir clairement pris conscience des tenants et aboutissants de la nourriture industrielle – l’injustice sociale et la dévastation écologique d’un côté, les menaces sanitaires et le gaspillage monstrueux de l’autre –, il reste néanmoins difficile d’être vertueux dans le choix de son alimentation.

   Et pourtant, il y a quelques décennies –  encore chez certaines populations aujourd’hui – on se nourrissait selon des principes opposés. Les cultures préindustrielles ont toujours su se donner des règles qui leur permettaient de ménager leur environnement. Elles se sont souvent appuyées pour cela sur la religion. Par exemple, on prescrit des règles périodiques d’abstinence alimentaire dans un but de purification. Comme manger « maigre » le vendredi et jeûner lors du Carême dans la Chrétienté.

   Cette notion de purification est importante car elle présuppose un sentiment de culpabilité concernant la violence nécessairement exercée sur autrui, mais aussi sur la faune et la flore, pour assouvir son appétit. Cela a pour effet de soulager la pression prédatrice de l'homme sur le milieu naturel, d'autant que l'abstinence sexuelle qui y est associée est un facteur de maîtrise de la croissance démographique (aménorrhée de la femme en sous-alimentation). L'hindouisme, comme conséquence de sa croyance dans la réincarnation, affirme même que tous les animaux étant sacrés, il convient de ne jamais les manger.

   Mais on ne reviendra pas globalement à ces règles traditionnelles d’alimentation, du moins dans le cadre de telles légitimations religieuses. Et c’est une bonne chose parce que les légitimations religieuses sont toujours fragiles : elles prêtent flan à la critique rationnelle qui met en évidence leur arbitraire. C’est bien pourquoi l’humanité s’est convertie si largement et si facilement à la nourriture industrielle.

   Non ! Récuser l’alimentation industrielle ne peut venir que d’une critique rationnelle de ses effets délétères, non seulement sanitaires, mais aussi sociaux et écologiques. C’est cette critique que nous avons récapitulée ci-dessus. Elle n’est pas neuve. Elle a été développée par d’autres depuis plusieurs décennies. Mais il est clair qu'elle n'a pas été suffisante pour empêcher l’essor et la prospérité de l’industrie alimentaire (aujourd’hui dangereusement surconcentrée en une poignée de multinationales).
  

   Ce qui n’est pas étonnant si l’on a conscience que sont en cause, en cette affaire, des désirs autrement plus prégnants que notre faim passagère. Comme l’expliquait Spinoza bien avant Freud : on est victime de ses passions qu’autant qu’on n'est pas capable de les considérer pour elles-mêmes en essayant de les comprendre. Indépendamment de notre faim on peut être attiré par l’achat du hamburger grand format, comme indépendamment de son utilité en contexte urbain on peut être attiré par un 4x4 aux larges roues. Et à l’objection qui pointe on répond volontiers : « C’est parce que j’en ai besoin ! » Et ce n’est pas faux ! Car toujours la passion est un désir qui s’affirme avec le caractère péremptoire du besoin. Mais il faut aller plus loin. Pourquoi ce désir ne veut-il pas être discuté ? À quelle situation hors contexte renvoie-t-il ? Poser ces questions amène à mettre à jour une jouissance de puissance sur la nature (le maxi hamburger et le 4x4), et une jouissance de conjuration du manque devant l’abondance de nourriture disponible (le maxi hamburger).

   C’est là le pas décisif qui ouvre la voie vers une sagesse de comportement par rapport à la nature, voie qui sauvera notre santé, notre vie sociale, et la planète.

*  *  *

   Qu’est-ce qu’on mange ?

   On répondra, bien sûr, pour les puissantes raisons évoquées, qu’il faut se détourner de l’alimentation industrielle. Mais cette réponse, toute négative, est insuffisante. Car cela signifie au fond qu’il faut choisir les aliments dont on sait d’où ils viennent, de quoi ils sont faits, par qui et comment. Il nous faut retrouver la maîtrise de ce qui nous nourrit. Mais la réponse est encore incomplète.

   Se nourrir est, en tous les sens du mot, notre « premier » rapport positif à l’environnement naturel. Donc il faut savoir aussi pourquoi nous allons vers un aliment particulier. Pour remettre du carburant dans la machine avec la promesse d’un goût agréable ? C’est l’idéologie actuelle du fast food. Elle est un leurre. Car on investit, bien sûr, toujours beaucoup plus dans l’acte de se nourrir que le simple soulagement de sa faim.

   Pour que cet investissement ne soit pas passionnel, c’est-à-dire ne se fasse pas en fonction de fantasmes d’abondance et de puissance tels qu’ils sont subrepticement activés par les réclames marchandes, il nous faut renouer un lien actif avec l’aliment. Autrement dit, il nous faut retrouver une culture du goût, des saveurs, liée aux produits locaux, et dont les fils pendent encore sous forme des vieux livres de recettes au fond des tiroirs ( et « renouer » n’est en aucune manière se contenter de répéter). En cette démarche s’imposera alors la valeur du partage du repas (et de sa préparation). Ce sera redécouvrir que le moment du repas est le premier moment de notre socialisation et qu’il la régénère comme il régénère nos cellules. Cette régénération, d’ailleurs, est le contrepoint heureux au dévissage de la course haletante au gain de temps, propre à la société industrialo-marchande, à partir du moment où l’on décide de bien manger.




 [1] Ce problème se pose même pour le label de l’alimentation biologique, dans la mesure où la production, en laquelle investissent désormais de grands groupes capitalistes, devient de plus en plus industrielle, d’autant qu’ils font une pression efficace pour que se libéralisent les règles de contrôle.
 [2] La malnutrition n’est pas la malbouffe : la malbouffe est un jugement négatif sur la valeur sanitaire de l’alimentation proposée dans la société de consommation, la malnutrition est un jugement sur l’état sanitaire d’une population lié à son alimentation.
 [3] Ce qui est méprisé, et en réalité combattu, c’est le bien non technicisé, celui qui ne donne pas prise à une insertion dans un flux marchand générateur de profits, comme le sont les productions agricoles vivrières non transformées. C’est ainsi qu’il faut interpréter la brutalité du contrôle technocratique des semences (interdiction de vendre les semences et plants non répertoriés dans une liste officielle), comme la fébrilité avec laquelle on essaie d’imposer les cultures OGM.
 [4] Il faut bien comprendre que la publicité ne nous manipule pas comme des marionnettes. Elle ne fait que s’adresser à cet imaginaire profond pour le faire résonner de façon à ce que cette résonance soit associée au produit à vendre.

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