mardi, février 27, 2018

De l’amour du voyage


"Je veux être une voile jaune
Tendue vers le pays où nous mène la houle."

Sergueï Essénine,
 Confession d’un voyou (1920), trad. H. Abril

  
   On dit qu’on aime voyager. Mais qu’aime-t-on vraiment ? Il y a tant de façons de voyager, il y a tant de profils de voyageurs : le touriste, l’exilé, le pèlerin, l’explorateur, l’ethnographe, le saltimbanque, le missionnaire, le nomade, le grand reporter, le volontaire humanitaire, le flibustier, le colporteur, le vagabond, le voyageur de commerce, le soldat en campagne, le marchand caravanier, le grand randonneur, l’astronaute, etc.


Le voyage


    Qu’est-ce qu’un voyage ? Un déplacement humain dans l’espace, certes. Mais pas n’importe lequel. Il n’est pas le trajet que je fais quotidiennement pour assurer quelque fonction de mon existence.

    Ne peut-on pas dire que le voyage est un déplacement vers l’inconnu ? Cela est vrai, mais trop large, car aller en prison est aussi un déplacement vers l’inconnu, et pourtant ce n’est pas un voyage.

    On voit bien qu’aller en prison est totalement imposé, alors que voyager met en jeu sa liberté : on choisit de voyager.

    Le voyage serait donc cette liberté de se déplacer vers un espace inconnu. Mais ce critère de liberté est-il bien clair ? L’« exilé » – c’est le nom juste pour ceux qu’on désigne comme « migrants » – est bien un voyageur, mais s’il a choisi de s’arracher à sa terre natale pour se lancer vers l’inconnu, c’était par nécessité vitale. Il est certain que le touriste voyage avec une toute autre liberté, lui qui a choisi d’utiliser son temps disponible et son argent pour se rendre vers une destination lointaine.

    D’ailleurs « choisir de se déplacer vers l’inconnu », n’est-ce pas une proposition bizarre ? Car la notion d’« inconnu » est purement négative. Comment peut-on choisir le rien ? Choisit-on de s’enfoncer dans une sombre forêt par une nuit sans lune sans le moindre lumignon ? Il semble manquer une détermination positive à cette espace inconnu qui motive le voyageur.

    J’ai connu une institutrice âgée des Alpes-de-Haute-Provence qui avait épousé un homme d’un village voisin ; et voici ce qu’elle disait « je me suis toujours sentie une étrangère dans le village de mon mari. » Aller habiter dans le village de son mari n’avait-il pas été pour elle un véritable voyage ?

    Vous savez ce que disaient les Anciens ? Un village doit être éloigné du village voisin de telle sorte que l’on n’entende pas les chiens aboyer et les coqs chanter.

    C’est une manière de dire que, d’un village à l’autre, on se dépayse, on change d’horizon – c’est-à-dire qu’on perd ses repères spatiaux familiers.

    Et si voyager c’était d’abord se déplacer au-delà de la ligne d’horizon ? Car, au-delà de l’horizon, c’est un paysage inconnu bien qu’il manifeste les mêmes lois de la nature, ce sont des gens inconnus bien qu’ils procèdent de la même humanité. N’est-ce pas à la ligne d’horizon que commence fondamentalement l’espace indéfini de la terre étrangère – espace qui donne sens à ce type de déplacement qu’on appelle « voyage » ?

    Nous cherchions une détermination positive à l’espace inconnu que vise le voyageur. Nous pouvons la chercher du côté de la notion d’« étranger ». Voyager c’est aller en terre étrangère, c’est aller à la rencontre d’étrangers.

    « Étranger » n’est-il pas le nom qu’on donne à la personne qu’on ne peut pas nommer parce qu’elle n’est pas spontanément identifiable dans notre monde familier ?

    Autrement dit : si voyager c’est se déplacer pour entrer en contact avec des étrangers, cela ne comporte-t-il pas à la fois un risque, et une promesse ? N’est-ce pas dès lors immanquablement un facteur de trouble dans le bon ordonnancement de sa vie ?

    Voyager c’est se déplacer dans l’espace de telle manière que soit favorisée la venue d’événements inédits ; c’est donc, pour le temps d’un déplacement, ouvrir son existence à ce qui est autre, au lieu de rester dans la sécurité du même, de la répétition du même – des mêmes relations et des mêmes actes. C’est choisir l’aventure.

    Voyager c’est défier l’horizon pour s’aventurer en terre étrangère du point de vue de l’espace ; c’est s’éloigner de chez soi au-delà de la journée, donc au-delà de l’assurance de son coucher du point de vue temps – être dans l’assurance de son coucher, c’est avoir son « chez soi », c’est « habiter », mot antonyme de « voyager ».

    Ce qui motive dans l’inconnu de l’espace du voyageur, c’est l’aventure, soit la succession d’événements qui ne sauraient être anticipés et qui pour cela élargissent l’expérience.

    Le voyage c’est le déplacement dans l’espace aventureux.

    Si l’aventure est essentielle au voyage, il faut alors reconnaître que la plupart des voyageurs ne le sont qu’imparfaitement. Car existe-t-il vraiment le voyageur qui ne chercherait que l’aventure en terre étrangère, dont le déplacement serait sauf de toute visée utilitaire lui permettant d’assurer son avenir ?


Le pur voyageur


    On pourrait classer les voyageurs selon part de liberté et de nécessité dans leur motivation à entreprendre le voyage.

    Il est certain que le nomade, s’il est attaché à un mode vie plus aventureux que l’agriculteur sédentaire, est largement déterminé, dans ses déplacements, par la recherche de ressources vivrières.

    Le touriste contemporain, qui choisit une destination lointaine pour s’immerger dans un pays très différent, semble affirmer beaucoup plus librement son désir d’aventure. Mais l’essentiel du déplacement – le voyage en avion – est hors aventure puisqu’il le met en situation de totale passivité. Et en tant qu’il s’agit pour lui de l’usage d’un temps de loisir, le touriste a le but utilitaire de s’aérer la tête de son travail trop accaparant. Et d’ailleurs sa situation de départ ne doit-elle pas être restaurée à l’arrivée, en temps et heure, et ne souscrit-il pas à des assurances pour cela ?

    L’astronaute est considéré parfois comme l’aventurier des temps modernes. Mais peut-il être seulement dit « voyageur » si l’essentiel de son déplacement est imposé de l’extérieur par les calculs scientifiques qui déterminent la trajectoire de son habitacle dans l’espace , et s’il est totalement dépendant d’un appareillage technique qui est contrôlé d’abord depuis la terre ?

    Il est vrai que ce sont des explorateurs qui sont, de manière privilégiée, jugés par l’histoire avoir été les plus grands voyageurs (Marco Polo, Ibn Battûta, Colomb, Magellan, Cook, etc). Mais leurs entreprises n’étaient pas dénuées de buts utilitaires : ouvrir des voies de commerce, récupérer des colonies, etc. Ne serait-ce que le désir de contribuer à remplir les blancs présents sur les cartes de l’époque leur faisait miroiter une situation sociale avantageuse et une célébrité durable.

    Le pur voyageur, celui pour qui seule compte l’aventure du périple en contrée étrangère, existe-t-il ? Curieusement de tels voyageurs ne semblent pouvoir être identifiés que dans la période récente, et  être originaires du monde occidental.

    Je pense au genevois Nicolas Bouvier (1929-1998) qui dans son beau livre L'usage du monde (1963) écrivait : « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même. On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait.», ou au français Sylvain Tesson (né en 1972) exprimant ainsi sa passion : « Seuls peuvent vivre comme le vrai Wanderer [Voyageur] ceux que nul lien n'attache, capables de répondre à l'appel du dehors sans accorder un regard à ce qu'ils abandonnent. » (Petit traité sur l'immensité du monde, 2005). On pourrait citer bien d’autres noms de contemporains ou appartenant au passé récent, tous issus de la culture occidentale, qui se sont faits connaître par cet amour du voyage pour lui-même. Quoique l’utilitaire ne soit jamais totalement effacé – écrire des articles ou des livres, donner des conférences, réaliser des films, pour « digérer » ses aventures tout en les communiquant et en s’assurant un revenu – il semble n’intervenir que par surcroît.

    Notre sympathie va volontiers vers ces individus qui choisissent la liberté d’une vie aventureuse, et ceci d’autant plus que nous pouvons avoir mauvaise conscience d’une faiblesse qui nous ferait monnayer notre liberté pour plus de sécurité.

    Mais cette partition entre les « purs » voyageurs et les « impurs », ceux qui font des broderies d’aventures voyageuses sur des déplacements finalement utilitaires, est-elle bien légitime ?

    Triste Tropiques (1956) de Claude Levi-Strauss, qui est peut-être le plus grand livre d’ethnographie contemporain, commence par ces mots : « Je hais les voyages et les explorateurs.» Or dans ce livre, Levi-Strauss décrit ses expéditions dans des contrées inexplorés du Brésil (dans le Mato Grosso) où il a étudié des peuples encore non contaminés par la civilisation occidentale. N’était-il pas prodigieusement intéressé par l’aventure que constitue la rencontre avec ces étrangers ?

    On ne résout ce paradoxe que si l’on comprend que ce n’est pas le déplacement aventureux qui intéresse Levi-Strauss, mais la connaissance en profondeur d’une culture radicalement différente de la sienne. Il s’agit donc de partager la vie de la population étudiée, d’apprendre sa langue et de communiquer avec elle : il est dans une démarche méthodique, scientifique – ce qui est l’opposé de l’aventure. Tout ce qui peut contrarier ce but, et en particulier les aléas des ses propres déplacements, est malvenu.

    Donc Levi-Strauss n’investit pas du tout la partie voyage des ses expéditions ethnographiques. Soit ! Mais pourquoi dit-il « haïr » les voyages ?

    Parce qu’il considère que l’amour des voyages et de l’exploration est partie prenante de la culture occidentale et de son caractère nocif, destructeur pour les cultures trop différentes – ce qu’on appelle les cultures premières .

    Si les tropiques sont « tristes », c’est parce qu’ils abritent depuis des temps immémoriaux une autre logique des rapports sociaux humains, un autre rapport humain à l’environnement naturel qui ont fait leurs preuves par leur longévité même. Or ces cultures indigènes sont aujourd’hui cernées et menacées d’étouffement par l’avancée impérialiste de la civilisation occidentale.

    Car les voyageurs occidentaux, qu’ils soient explorateurs, missionnaires, ou simplement affairistes, sont toujours les premiers agents de la future œuvre dite civilisatrice dont s’investit l’Occident du haut de sa supériorité technique, et qui est toujours aussi œuvre d’exploitation coloniale.

    On pourra admettre que la figure du pur voyageur-aventurier puisse être aussi impliquée dans ce processus destructeur si l’on sait que son intérêt pour une terre étrangère relève de l’exotisme.


L’exotisme


    Il faut comprendre l’exotisme comme un caractère culturel propre à la civilisation occidentale et qui caractérise son rapport avec ce qui est étranger, en tant que ce rapport est vécu comme positif.

    L’historien Sylvain Venayre, dans La gloire de l'aventure (2002) a montré qu’au tournant des XIXème et XXème siècles dans l’Occident en pleine industrialisation, l'aventure par le voyage cesse de se confondre avec des tribulations cocasses ou tragiques, réservées à la jeunesse ou à quelques excentriques, pour devenir un idéal et un art de vivre.

    Cela est lié à la conjonction de deux conséquences de l’expansion de l’Occident. D’une part la domination toujours plus large de la bourgeoisie industrielle impose une idéologie du bonheur qui enferme l’individu dans les cases du travail et de la consommation trop étroites pour que s’accomplisse sa liberté. D’autre part la planète devient chaque jour plus complètement cadastrée par les Occidentaux alors même que les voyageurs-explorateurs qui en sont les vecteurs sont célébrés comme des héros. Se manifeste alors un désir fébrile de voyage vers les derniers espaces ignorés, les derniers peuples vierges, de cette planète qui se rétrécit. Comme si ce long passé aventureux et explorateur de l’espèce humaine sur la planète brillait de son plus vif éclat juste avant de s’éteindre.

    Venayre parle d’une « mystique du voyage » occidentale depuis la fin du XIXème. Cette mystique du voyage s’est alors catalysée dans la notion d’exotisme.

    L’exotisme est une forme de valorisation du « pur voyage » propre à l’Occident au moment où il prend conscience de la limite planétaire de son extension impérialiste.

    Le principal penseur de l’exotisme est le voyageur breton Victor Segalen (1878-1919). Il définit l’exotisme comme « une esthétique du Divers ».

    Le « Divers » est tout ce qui est différent ; soit « l’altérité dans la multitude ». Et ce qu’apporte le voyage en terre étrangère c’est une exacerbation et une multiplication des différences

    L’exotisme désigne une jouissance du Divers, du différent, de l’étrangeté de l’étranger en somme, qui est d’ordre « esthétique », c’est-à-dire qui ne passe aucunement par la satisfaction des sens, mais, de manière toute spirituelle, par la sensibilité à sa beauté : « Je conçois autre, et aussitôt le spectacle est savoureux. Tout l’exotisme est là. » (Segalen Essai sur l’exotisme, 1955 – publié à partir des notes pour un ouvrage qu’il avait laissées à sa mort)

    Segalen considère que cette sensibilité à la beauté du Divers est un caractère essentiel de notre humanité, c’est pourquoi on ne peut s’accomplir sans voyager.  Et il avertit « Le divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, — mourir peut-être avec beauté. »

    Mais il ne faut pas se méprendre. La joie qu’apporte l’exotisme n’émane pas d’une quelconque sympathie ou compréhension fusionnelle qui adviendrait ou pourrait advenir par la rencontre avec l’étranger. Non, c’est bien en tant qu’irréductiblement autre, différent, donc foncièrement incompréhensible, que l’étranger suscite ce plaisir d’exotisme : « L’Exotisme n’est donc pas une adaptation, une compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perception totale et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle. »

    On voit que l’exotisme s’oppose frontalement à l’ethnographie qui essaie de réduire l’étrangeté de la culture autre en la ramenant dans les filets de ses concepts pour la comprendre. Toutefois l’exotisme tel qu’il est pensé par Segalen est-il passible de l’accusation de Levi-Strauss d’être le cheval de Troie de l’impérialisme destructeur des occidentaux ?

    Il ne le semble pas. L’exotisme selon Segalen est très intéressant car il est totalement respectueux de l’étrangeté de l’étranger, et très critique des manières intrusives qu’ont les occidentaux dans leur rapport aux cultures indigènes – ce qui se voit en particulier avec l’outrecuidante évangélisation des missionnaires chrétiens (lire  Segalen, « Les Immémoriaux »-1907 – sur Tahiti).

    Cependant en valorisant les différences en tant que telles, sans vouloir les surmonter par l’effort de compréhension, l’exotisme de Segalen veut se maintenir en équilibre sur une ligne de crête difficile à tenir. Car la pente naturelle de l’esprit humain est de verser d’un côté ou de l’autre :
    – Soit on dit que derrière leur façade pittoresque ces étrangers sont bien comme nous, c’est-à-dire qu’ils mettent en œuvre les mêmes éternelles passions humaines telles vouloir paraître à son avantage, avoir du pouvoir, posséder des richesses, etc. Ce qui est finalement nier l’exotisme.
    – Soit on fait de cette incompréhension de l’étrangeté de l’autre une méconnaissance en la réduisant à une grappe de clichés comme si c’était le dernier mot de leur spécificité.

    C’est bien là la forme commune et dégradée de l’exotisme, qu’en particulier les agences de voyages popularisent à l’usage des touristes.

    De ce danger, Segalen était bien conscient lorsqu’il écrivait un projet de préface à son Essai sur l’exotisme : « Je ne l’ignore et ne le cache point : ce livre décevra le plus grand nombre. Malgré son titre, un peu compromis déjà, il y sera peu question de tropiques et de palmes, de cocotiers, aréquiers, goyaviers, fruits et fleurs inconnus ; de singes à face humaine et de nègre à façon de singe ; on n’éprouvera point de « grandes houles », ni d’odeurs, ni d’épices »

    Je lis un texte publicitaire pour voyage touristique s’inscrivant sur la photo d’un très pittoresque paysage. En lettres capitales se détache sur la photo « VIET-NÂM AUTHENTIQUE » Là tout indique la valorisation de l’exotisme au sens noble : voyager à l’étranger pour l’aventure du divers du monde. Seulement on lit juste au-dessous : « Les sites essentiels en 12 jours » Patatras ! On retrouve l’exotisme-clichés touristique. Il n’y a plus d’aventure, seulement la perspective de ramener des témoignages en images de sa présence aux spectacles de la différence.

    Pourtant, comme on espère l’avoir montré, c’est bien la civilisation occidentale qui a créé l’exotisme, cette mystique du voyage comme aventure pour l’aventure.

    Est-ce à dire que les véritables voyageurs-aventuriers ne peuvent être que le produit de la modernité occidentale ?


Universalité du voyage


    Les Grecs étaient des grands voyageurs.

    Platon a fait plusieurs grands voyages, en particulier en Égypte et en Sicile.

    Pyrrhon, le fondateur du scepticisme a accompagné l’expédition d’Alexandre le Grand jusqu’en Inde. Il a suivi là-bas l’enseignement de la secte hindoue des gymnosophistes – dont il existe encore aujourd’hui des héritiers – d’où il a ramené une certaine idée de la sagesse.

    À la même époque (– IVème siècle) le marin grec marseillais Pythéas, explorait le nord de l’Europe, la Baltique, la péninsule scandinave, et vraisemblablement l’Islande.

    Au Moyen Âge, le vénitien Marco Polo allait en Chine, alors que le Tangérois Ibn Battûta (né en 1304) parcourait, paraît-il 120000 km pendant 29 ans à travers l’Orient et l’Afrique.

    Lors de la Renaissance, outre les navigations autour des continents des grands explorateurs tels Colomb, Vasco de Gama, Magellan, des intellectuels comme Érasme, Bruno, ont passé l’essentiel de leur vie de maturité à traverser l’Europe. (voir le personnage de Zénon dans L’Œuvre au noir de Marguerite Youcenar, figure synthétique du voyageur de la Renaissance).

    Tous ces personnages avaient des intérêts utilitaires par lesquels ils motivaient leurs voyages : Platon a fait état de buts politiques, Pyrrhon était en recherche philosophique, Pythéas poursuivait une œuvre de géographie scientifique, Érasme visait la diffusion du savoir, etc. D’autre part, jusqu’au XIXème siècle en Occident – le dernier grand exemple serait le jeune Arthur Schopenhauer – le voyage du jeune homme était considéré comme une étape importante pour parachever une bonne éducation.

    Il est remarquable que ces plus grands voyageurs retenus par l’histoire débordent largement l'époque moderne et l'Occident (Ibn Battûta était arabe – et d’ailleurs les voyageurs arabes ont eu un rôle essentiel dans la diffusion des œuvres des anciens penseurs grecs, tout particulièrement d’Aristote, dans l’Occident médiéval)

    Cela confirme que la figure du pur voyageur est bien une figure occidentale de ce dernier siècle.

    Mais pour autant, ces grands voyages du passé ne semblent pas pouvoir être réduits à ces utilités avérées. Assez souvent, on le voit par exemple pour Platon,  il y avait assez peu de réussite de ce côté ; et pourtant on repartait en voyage. On ne peut en rendre compte sans admettre que l’intérêt pour l’inconnu étranger, le désir d’aventure, était un puissant levier de mise en route de leurs protagonistes.

    Peut-être faut-il considérer le sens de l’aventure, le sens du voyage, comme une dimension existentielle de l’homme, une des modalités de sa relation à l’espace, l’autre modalité, qui lui est opposée, étant l’habitation ?


Le voyage à l’origine de l’homme


    L’anthropologie préhistorique confirme de plus en plus que l'espèce humaine est née dans le voyage, et que ce voyage était un exil.

    L’humanité est issue d’une lignée de primates. Les primates sont arboricoles. Or par sa bipédie, sa verticalité, le caractère azimutal de sa tête, la disponibilité à la polyvalence technique de son champ antéro-facial (constitué par ses bras et mains et son regard en prise directe avec son intelligence), l’homme apparaît comme un primate reconfiguré pour vivre et se déplacer sur la savane, c’est-à-dire à découvert (voir en particulier Leri-Gourhan , Le geste et la parole (1965))

    Sans doute à l’occasion de quelque transformation naturelle cataclysmique, l’humanité est née de primates qui se sont exilés de leur milieu arboricole pour s’aventurer sur la savane, et les caractères proprement humains sont le produit de son adaptation à cette nouvelle vie aventureuse (voir Moscovici, La société contre nature (1972)).

    Ne faut-il pas considérer que l’exil est le premier voyage et le modèle de tout voyage ? On pourra objecter qu’un exil est un acte contraint par les nécessités de la vie, alors qu’entreprendre un voyage uniquement pour lui-même, pour l’aventure qu’il signifie, est un acte exemplairement libre. Nous avons montré dans un précédent article qu’à examiner avec plus d’attention l’exil on peut considérer qu’il manifeste le choix le plus courageux, parce que le plus difficile. L’exilé est celui qui voyage en fonction de la nécessité la plus implacable, mais c’est aussi celui dont le voyage est le plus aventureux puisqu’il y met en jeu sa vie sans recours !

    Ne peut-on pas considérer que cette capacité de partir à l’aventure sans possibilités de recours est une des plus belles expressions de la liberté humaine ?

    Le choix d’exil serait alors l’acte de liberté fondateur, celui qui a fait essaimer l’humanité sur toute la planète, jusque dans les biotopes les plus improbables.

    C’est en cela qu’on peut penser le voyage d’exil comme le voyage par excellence, le paradigme de tout voyage.

    Alors pourquoi cet amour universel du voyage ?

    Peut-être parce que c’est ainsi renaître à son humanité.

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