mercredi, avril 08, 2015

L’homme sans animaux



Présence d’une hécatombe


Voyons-nous que nous effaçons les animaux de notre environnement ? Va-t-on revoir des hirondelles au prochain printemps ? Depuis combien d’années n’avez-vous vu réapparaître les hannetons ? Où faut-il aller pour montrer des vaches broutant dans un pré à ses enfants ? De quel lointain estompé me viennent-ils ces souvenirs sonores de sabots clapotant en cadence sur le pavé qui me réveillaient le matin ?

Le chiffre que révèle le dernier Rapport planète vivante – 2014 – de l’association WWF est effarant. Il devrait être affiché prioritairement dans tous les lieux publics, tellement il est d’intérêt public que chacun le connaisse :
« L’Indice Planète Vivante, qui mesure l’évolution de milliers de populations d’espèces de vertébrés, accuse un déclin de 52 % entre 1970 et 2010. En d’autres termes, les populations d’espèces de vertébrés peuplant le globe ont, en moyenne, un effectif réduit de moitié comparé à celui d’il y a 40 ans. »

Oui, notre planète a bien perdu la moitié de ses vertébrés animaux lors de ces 40 dernières années !

Et encore, il faut remarquer que ce chiffre est enjolivé par les millions d’animaux concentrés dans les élevages industriels. Mais peut-on encore compter comme animaux ces vertébrés traités comme une matière première industrielle ?

Rappelons que, pendant ce temps, la population de vertébrés humains, elle, a quasiment doublé.

1970 – 2010 : période de ma vie sociale de pleine activité. Qu’ai-je fait, que n’ai-je pas fait pour contribuer à cette catastrophe du monde vivant ? Je pense à la viande habituellement dans l’assiette, à la facilité d’accès aux produits dans les supermarchés, mais aussi aux coopératives d’achat alternatives, aux manifestations contre des projets industriels destructeurs de biodiversité, et aux violences policières qui les accompagnaient, et toujours à la présence de ce sentiment qu’on n’allait pas dans une bonne direction, que je devais plutôt penser à l’intérêt de mes proches avant de vouloir changer l’ordre du monde, avec cet espoir tout-à-fait gratuit que les plus responsables par leur pouvoir n’étaient quand même pas fous, et ne faisaient pas n’importe quoi.

Si, ils faisaient n’importe quoi ! Ils faisaient n’importe quoi au sens où ils laissaient libre-court à l’expression des intérêts à court-terme. J’ai mis du temps à comprendre que la vision à court-terme était l’essence du système social organisé pour la marchandise, ce qu’est aujourd’hui notre société mondialisée : « le courtermisme est un élément fondamental du conditionnement des esprits pour les rendre conformes à l’intérêt marchand d’une circulation accélérée des marchandises. » in Approche du courtermisme (2011).

Mais le progrès du courtermisme dans les mentalités a longtemps été freiné par une mémoire populaire qui sait l’importance de la considération du long terme pour orienter ses choix – ce qu’exprime la locution commune « penser à l’avenir de ses enfants ». Il a fallu des intrusions décisives, appuyées sur des avancées techniques, de l’idéologie marchande dans la vie privée des gens pour que se relâche cette résistance : la télévision omniprésente, les jeux vidéos dès le plus jeune âge, et enfin les écrans de smartphones et autres objets toujours connectés, avec pour conséquence lourde l’appauvrissement des occasions de transmission entre adultes et enfants.

Si bien qu’il y a toutes les raisons de penser que l’exploitation courtermiste des ressources de la planète est désormais plus libérée que jamais. Bien des signes laissent penser que les massacres perpétrés par l’homme dans la biosphère se sont accélérés ces dernières années et sont aujourd’hui plus intenses que jamais – voir à ce propos les phénomènes de mort collective d’animaux, celui de la disparition des insectes ainsi que la série d’articles du Monde sur les écocides. Ce que le rapport du WWF exprime pudiquement : « Cette tendance lourde ne donne aucun signe de ralentissement.

La présence de l’hécatombe c’est donc qu’en ce moment même, dans l’indifférence, des milliards d’êtres vivants souffrent et meurent, que des espèces sont définitivement biffées de la biosphère, en conséquence des agissements de l’espèce humaine.

Nous, espèce humaine, serions en train de faire le vide autour de nous sur la planète.

Voilà assurément une situation inédite et qui mérite réflexion. Comment cela est-il possible ? Y a-t-il des êtres humains pour vouloir ceci ? Peut-être n’est-ce que dégâts collatéraux pour un but plus élevé ? Quel serait ce but ?

Et d’abord, que penser de toutes ces femmes et ces hommes qui ne prennent pas garde qu’on extermine méthodiquement les animaux pas loin d’eux ? Ne déclarent-ils pas unanimement – interrogez autour de vous – qu’ils aiment les animaux et la nature dans sa biodiversité ?

La sympathie animale

Nous, humains, avons une mémoire infiniment riche de notre relation à l’animal. Nous l’avons craint, nous l’avons combattu, mais assez vite nous avons utilisé sa vitalité comme ressource pour survivre et prospérer dans notre environnement. Comme gibier, plus rusés que lui, nous avons su le piéger et inventer des armes qui le surprennent. Mais, plus durablement, nous avons su faire de lui une source stable de nourriture – lait, œufs, miel – de vêtements – laine, plumes, soie – et de travail automoteur avant l’invention des machines. Ce qui nous a amené, pendant au moins les 99,5 % de notre histoire humaine (que l’on fait commencer ici au néolithique, c’est-à-dire il y a plus de 10 000 ans), à cohabiter étroitement avec les animaux.

Sans doute est-ce sur cette base d’un passé immémorial d’expériences partagées que nous sommes enclins à aimer les animaux. Cette longue histoire commune avec l’animal a développé en l’homme une sympathie pour l’animal.

Car notre fréquentation de l’animal le révèle toujours comme un être sensible, comme nous. Comme nous il est un « vouloir-vivre » (le mot est de Schopenhauer). Comme nous, il ressent des affects négatifs lorsque ce vouloir-vivre est contrarié et des affects positifs lorsque celui-ci est confirmé. La sympathie – du grec sun pathos = être affecté avec – est justement la capacité de participer aux affects (ou sentiments) d’un autre vivant. Nous avons de la sympathie pour l’animal que nous voyons souffrir. Nous savons que l’animal a aussi de la sympathie pour nous – le chat qui vient ronronner contre soi, le dauphin qui vient accompagner le voilier. Les hommes ont pu être très durs dans l’asservissement et l’utilisation de l’animal, mais il importe de remarquer que cette dureté étaient reconnue, et en général condamnée moralement – le cocher qui maltraitait inutilement son cheval était jugé cruel – justement en fonction de cette sympathie. Et c’est bien parce que cette sympathie n’en fait pas un geste anodin que l’abattage d’un animal, à la ferme, ne se faisait pas machinalement mais était toujours entouré de quelque rituel – « tuer le cochon » dans le sud de la France était une fête collective marquante de l’hiver qui suivait un cérémonial précis. Cette sympathie semble trouver sa limite dans les menées de destruction des animaux classés comme nuisibles – serpents, rats, loups, etc. Mais cette catégorie d’« animaux nuisibles » est de création récente (XIXème siècle) et cantonnée à la culture occidentale.

On peut parler de « sympathie animale » parce que cette sympathie entre êtres sensibles semble bien valoir comme capacité de communication entre tous les individus du règne animal – excepté peut-être les animaux microscopiques dans la mesure où leur monde sensible ne recoupe pas celui de l’univers macroscopique. Mais même un insecte qui, par exemple, se fige à notre approche, est compris de nous : nous savons que dans son vouloir-vivre il mobilise son seul moyen de défense possible – ne pas se mouvoir pour ne pas se faire remarquer.

Cette sympathie a inspiré dans le passé des visions du monde qui affirmaient clairement une interférence entre le monde animal et le monde humain. L’hindouisme, toujours vivant depuis plus de deux millénaires, affirme la réincarnation de l’individu dans un corps animal, et en conséquence il impose le strict respect de la vie des animaux et le régime végétarien. Dans la tradition occidentale, le grec Pythagore, au VIème siècle avant J.-C., reprenait les thèses de l’hindouisme – respect de tous les êtres vivants, possibilité de réincarnation de l’âme dans un corps animal, pratique du régime végétarien – à partir de l’affirmation que « tout est sensible ! ». Quelques siècles plus tard les Stoïciens retrouveront cette idée d’un monde plein de vie permettant une sympathie universelle entre les êtres. C’est cette inspiration stoïcienne venant éclairer sa propre expérience qui fera écrire à Montaigne beaucoup plus tard : « Quand je joue avec ma chatte, qui sait si elle ne tire pas plus son passe-temps de moi que je ne fais d'elle ? »

Cette ligne de pensée d’un univers caractérisé par une proximité fondamentale des êtres sensibles, et donc des animaux et des hommes, se prolonge à l’époque moderne avec Hume qui au XVIIIème siècle défend l’idée que le sens moral se fonde sur la sympathie spontanée qui nous fait vouloir le bien des êtres qui sont, comme nous, sensibles. S’appuyant sur ces prémisses, Bentham, à la fin du siècle, fonde l’utilitarisme. Cette philosophie définit le comportement moral comme celui dont les effets sont incontestablement utiles, ce qui, selon lui, signifie qu’ils augmentent le bonheur collectif. Or Bentham mesure le bonheur collectif à la somme des plaisirs gagnés par l’ensemble des individus. Et le plaisir, comme son opposé la souffrance, ne sont-ils pas les indices de la sensibilité ? C’est pourquoi Bentham, concernant les animaux,  remarque : « La question n'est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? Mais : Peuvent-ils souffrir ? » La réponse étant évidemment positive, les animaux sont inclus de droit dans le champ de la moralité humaine. Ainsi, s’il peut être bien de tuer un animal pour le manger (ce qui apportera du plaisir à beaucoup de gens), l’abattage sera d’autant plus moral qu’il aura été réalisé en faisant souffrir le moins possible l’animal. Mais cela va aussi dans l’autre sens : il est légitime de supprimer un animal qui crée beaucoup de souffrances et peu de plaisirs, tel le rat porteur de la peste. C’est ainsi qu’il y a des animaux nuisibles, à combattre, et des animaux utiles, c’est-à-dire moralement biens ; comme il y a des hommes méchants dont la société doit se défendre à côté des hommes bons.

Peu après la mort de Bentham, vers le milieu du XIXème siècle, Darwin dévoile sa théorie de l’évolution. Ainsi, après une interférence métaphysique entre l’homme et l’animal (la réincarnation et, tout au moins, la sympathie universelle), après une interférence morale, c’est une interférence temporelle qui est ainsi mise en évidence : l’animal est le passé de l’homme et, en tout homme, il y a la présence de ce passé dans ses gènes.

Nous sommes donc les héritiers d’une forte culture de l’animalité, qui est tout autant une culture de notre animalité, c’est-à-dire de notre communauté avec l’animal. On comprend pourquoi, lorsque nous sommes interrogés sur l’animal, nous soyons tout sauf indifférents, et que nous fassions état de notre amour pour lui. Mais alors comment pouvons-nous laisser se perpétrer l’hécatombe planétaire des animaux dans l’indifférence ?

L’indifférence à l’égard des animaux

L’époque moderne a apporté, avec le développement de la science, une autre ligne de la pensée de l’animalité. Elle est inaugurée par Descartes au XVIIème siècle qui affirmait que l’homme est radicalement différent de l’animal parce que lui seul possède une âme qui est la part divine de son être. Or il faut une âme pour animer ce corps de matière et en faire un être vivant. Du coup l’être humain est le seul être vivant sur Terre. Les animaux, quoique créés par Dieu en un montage mécanique infiniment subtil, ne sont que des automates de l’ingénierie divine. C’est la théorie de l’animal-machine qui faisait écrire au cartésien Malebranche qui voulait ainsi dénoncer la sympathie populaire pour l’animal : « Il n’y a pas de différence essentielle entre une porte qui grince quand on la ferme et un animal qui crie quand on le bat. » Phrase à comparer avec celle de Montaigne (citée ci-dessus) écrite un siècle plus tôt. Malebranche ne devait pas avoir de chatte joueuse dans sa proximité !

L’idée de l’animal-machine télescope frontalement l’expérience commune que les hommes tirent de la fréquentation des animaux ; elle ne pouvait pas être populaire. Elle a néanmoins été efficace. Car elle s’est inscrite dans le remaniement profond des valeurs inspirant la démarche de connaissance qui constitue le cœur du modernisme :
  • La nature change de statut. Elle n’est plus cette « déesse » qu’il faut respecter, mais cette base de la vie humaine qu’il faut connaître afin d’en devenir « comme maître et possesseur », ce qui permettra de jouir « sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent » selon les mots de Descartes.
  • La science change de forme. Elle ne se contente plus d’être l’interprétation rationnelle des signes que lui livre la nature. Elle devient inquisitrice en forçant, par des montages expérimentaux, la nature à répondre à des questions auxquelles les phénomènes naturels ne répondent pas spontanément. L’homme devient capable de mettre à jour les secrets de fonctionnement de la nature – la loi de la chute des corps, la pression atmosphérique et le vide, la composition de l’eau, etc. La science ne peut plus dès lors être appelée « philosophie naturelle », elle est devenue « science expérimentale ».

Sont ainsi rassemblés les éléments idéologiques qui vont légitimer une indifférence à l’égard des animaux. Ils ne sont pas vivants, et leur sensibilité est un leurre. Ils ne sont que des éléments d’une nature qui n’existe que pour être à la disposition de l’homme. Comme un des bienfaits prioritaire attendu de cette science nouvelle est « la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie » (Descartes), se développe très vite l’expérimentation sur l’animal sur laquelle s’appuient les premiers progrès de la médecine moderne. J.-H. Fabre, écrira à ce propos dans ses si précieux « Souvenirs entomologiques » (1879) : « Vous éventrez la bête et moi je l'étudie vivant, vous travaillez dans un laboratoire de torture et de dissection, j'observe sous le ciel bleu, vous scrutez la mort, j'observe la vie. »

Pour que cette doctrine de l’indifférence concernant le sort des animaux, valable au départ pour un certain milieu intellectuel, se diffuse dans l’ensemble du corps social, il a fallu une opération idéologique qui sépare, pourrait-on dire, les individus de leur sympathie. Et cette opération est incluse dans une entreprise idéologique plus vaste, conséquence de la prise de pouvoir de la figure du marchand dans les sociétés occidentales à partir de la fin du XVIIIème siècle : l’avènement de la figure du travailleur-consommateur – qu’on appelle communément « l’homme moderne » – laquelle est la figure sociale adéquate pour démultiplier et accélérer les flux de marchandises.

Regardez l’homme contemporain ! Regardons-nous ! Regardons-nous dans nos manières d’être sur nos lieux de travail, regardons-nous dans nos attitudes dans les lieux publics. Nous ne sommes pas des êtres sympathiques ! C’est-à-dire que nous ne sommes pas prioritairement accueillants aux signes de souffrance ou de joie d’autrui. Et réciproquement nous masquons nos états affectifs en sachant qu’ils sont malvenus. Si bien que chacun semble avoir développé autour de lui, dans sa vie sociale, comme une aura, non pas vraiment d’antipathie, mais de défiance a priori envers les expressions de la sympathie – une aura d’indifférence. On voit l’intérêt marchand de cette indifférence généralisée : elle inscrit l’esprit de compétition pour la valeur d’échange – qui est censé monopoliser le sens de la vie du travailleur-consommateur – dans l’intime même de la vie sociale. Être sympathique n’est-ce pas se montrer faible en cette compétition ?

Or, la sympathie ne se partage pas puisqu’elle est la forme de relation spontanée qui se développe entre êtres sensibles. C’est pourquoi cette indifférence que nous développons dans notre vie sociale vaut aussi pour les animaux qui souffrent et meurent massivement autour de nous du fait des menées des intérêts marchands.

Mais vivre, n’est-ce pas investir la réalité ? Qu’investir alors si nous sommes amputés de nos élans spontanés de sympathie dans notre vie sociale ?

Hé bien nous investissons les objets proposés à la consommation. : « A proprement parler, les hommes de l'opulence ne sont plus tellement environnés, comme ils le furent de tout temps, par d'autres hommes que par des o b j e t s. » écrivait Jean Baudrillard en 1968 (La société de consommation). Ceci est totalement confirmé aujourd’hui. Simplement, nous voyons clairement qu’il faut compléter le diagnostic : ce n’est pas seulement « par d’autres hommes » que nous ne sommes plus environnés, mais aussi « par des animaux ». Pour le dire globalement : nous ne sommes plus environnés de sympathie, et ce sont les objets que nous sommes mis en demeure de trouver sympathiques.

Ce détournement de notre vie affective sur les objets s’est véritablement généralisé, a pris une dimension systématique, avec la diffusion universelle des écrans connectés (à partir de la télévision il y a 50 ans, jusqu’aux smartphones aujourd’hui). Ce qui marche le mieux n’est-ce pas l’image, si possible animée, qui sollicite notre sympathie ? Se développe ainsi une vie émotionnelle virtuelle qui semble prendre une part essentielle dans l’économie affective de la vie de chacun.

En ce qui concerne les animaux, notre sympathie ne s’exprime-t-elle pas presque toujours lors du visionnage de films qui les mettent en scène sauvages, cruels, attendrissants, dévoués, rigolos, etc. ? C’est ainsi que nous pouvons vivre en forte sympathie avec les animaux tout en étant indifférents aux souffrances qu’ils endurent réellement autour de nous, aux carnages qui les déciment un peu partout, et pour lesquels nous apportons notre petite contribution (ne serait-ce que par la viande que nous mettons dans notre assiette).

On objectera qu’il y a quand même une certaine réalité des animaux de compagnie qui implique une sympathie bien réelle. Mais il faut avoir conscience des limites de ce rapport à l’animal. L’animal de compagnie est aujourd’hui essentiellement un produit de consommation. Et la visée des satisfactions escomptées lors de l’achat se confronte souvent douloureusement aux exigences d’une cohabitation : comportements non maîtrisés, périodes de solitude forcée, abandon prématuré, etc. Toutes ces difficultés dénotent une incompatibilité entre la vie moderne et la coexistence avec des animaux. Il faut avoir conscience que choisir de vivre avec des animaux, c’est choisir une vie différente de celle impliquée par les normes communes.

En fait tout se passe comme si nous avions oublié la quasi totalité de notre histoire passée qui a été une histoire de coexistence avec les animaux. La condition de l’homme moderne est non seulement d’être séparé de sa sympathie dans l’espace social actuel (l’aura d’indifférence), mais aussi dans sa mémoire. Car l’idéologie moderniste contemporaine implique un déni de mémoire populaire. Ce déni est présent dans la simple signification du mot « moderne ». Être moderne n’est-ce pas se dégager de ce qui rattache au passé ? Et il est certain que ce déni a un rapport étroit avec le courtermisme que nous déplorions plus haut. N’est-il pas vrai que moins nous nous rattachons au passé moins nous sommes clairvoyant sur l’avenir ?

Ce déni de mémoire se concrétise par une dévalorisation a priori des manières de vivre héritées du passé au profit de celles induites par le développement des techniques requises par les exigences de la circulation des marchandises : par exemple faire une urbanisation « tout-pour-l’automobile-et-le-commerce » sans trottoirs, et autres espaces sympathiques. Concernant les animaux, on trouve un symptôme fort révélateur de ce déni dans l’épisode des lasagnes falsifiées en 2013.

L’hécatombe vertigineuse du monde animal qui se produit aujourd’hui est rendue possible parce que s’affirme une idéologie justifiant la pure exploitation de l’environnement naturel pour les intérêts humains, alors que ce qui pourrait la contrer de manière efficace, la sympathie spontanée pour les êtres sensibles, a été séparé de la vie des gens, à la fois dans l’espace et dans le temps. La question se pose alors : pouvons-nous continuer comme cela longtemps ? Jusqu’où pouvons-nous aller dans cette sorte d’essorage de la biosphère qui finirait par ne laisser que les espèces vivantes commercialement intéressantes ?

La valeur symbolique de l’animal

Il est temps de remarquer l’impressionnante présence de l’animal dans la culture humaine. On la trouve à tous les niveaux des expressions culturelles, et aussi bien dans la musique et dans la peinture que dans les œuvres littéraires. Les premières œuvres figuratives humaines connues sont celles d’animaux dessinés ou gravés sur la roche. On trouve toujours des figures animales jouant un rôle décisif dans les récits mythiques sur les origines. Ici la carapace d’une tortue est la surface terrestre initiale, là un aigle laisse choir l’œuf d’où sortira le premier homme, dans la Bible c’est par un serpent qu’est orienté le destin de l’humanité, c’est une louve qui préside à la fondation de Rome, l’animal-totem des sociétés amérindiennes est à la fois le fondateur et le protecteur de la tribu. Dans les contes traditionnels les animaux ont une place importante comme acteurs des événements et sont traités selon une dignité égale à l’homme. La culture occidentale a nourri sa conscience morale des fables écrites par le grec Ésope il y a plus de 25 siècles – qui ont été reprise par La Fontaine – qui mettent en scène presque exclusivement des animaux. Le « Roman de Renart », une des principales créations littéraires du Moyen Âge, met en scène des animaux – comme le loup Ysengrin et le goupil Renart – pour des scénettes de critique de la domination sociale. Et nous vivons encore avec une forte présence des animaux dans les expressions du langage – « avoir une faim de loup », « faire l’autruche », « être capricieux », « dire des âneries », etc.

Cette présence culturelle de l’animal manifeste plus que la mise en valeur de compagnons de vie de toujours. Car on peut déceler une constante : ces mises en scène de l’animal visent toujours à nous éclairer sur la condition humaine.

Par exemple, si nous nous intéressons depuis si longtemps à une histoire de cigale chanteuse sermonnée par une fourmi laborieuse, c’est parce que nous savons que nous pouvons être l’une et l’autre, ou plutôt soit l’une ou soit l’autre, et que nous nous pensons comme ayant la possibilité de choisir, et de mal choisir, car nous savons bien que la fourmi ne sermonne pas, enfermée qu’elle est, tout comme la cigale, dans son comportement naturellement programmé. Ces humbles insectes nous permettent donc de clarifier le savoir d’une alternative dans notre rapport au temps – vivre au présent ou être prévoyant –, qui est aussi le savoir de notre liberté propre, et de l’enjeu de valeurs qu’elle comporte.

Mais n’est-ce pas vrai également pour les fresques animalières venant de la préhistoire ? Si nos ancêtres, il y a 27 000 ans, ont pris le soin de dessiner ou graver 177 animaux variés en posture dynamique sur les parois de la grotte Cosquer (près de Marseille), ce n’est pas par souci de décoration – on le comprend d’après le contexte. N’ont-ils pas représenté tous ces animaux pour mieux penser leur différence d’êtres humains au milieu d’eux ? C’est ce que semble confirmer la présence de nombreuses mains, en pochoir ou en impression directe. Ces mains, si spécifiquement humaines, qui permettent, entre autres, aux hommes de représenter graphiquement des animaux, alors que nul animal ne représente graphiquement l’homme !

Cette valeur d’éclairage de l’humain permet de comprendre la place éminente de l’animal dans les contes pour enfants. Toujours, à travers des figures animales, le conte révèle la complexité de l’âme humaine à l’enfant qui ne la connaît que dans la simplicité de la confiance entière qu’il a en sa parentèle. L’enfant, qui découvre les comportements du loup avide et manipulateur, de l’abeille travailleuse et généreuse, du renard chapardeur, du petit cochon plus ou moins naïf, etc., apprend que son désir d’aller vers une vie sociale élargie lui réserve la rencontre de types humains fort variés, pas nécessairement bien intentionnés à son égard, et donc qu’il ne doit plus donner sa confiance a priori mais apprendre à évaluer les gens qu’il va rencontrer. Et il s’initie du même coup aux valeurs sociales – le bien et le mal, l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste – ce qui lui fait découvrir le champ de sa liberté.

L’animal a toujours été très important pour l’homme par ses valeurs d’usage – source de nourritures, de vêtements, auxiliaire de travail et de services, et aussi de partage affectif. N’est-il pas temps, aujourd’hui, au moment où sommes en train de le faire disparaître de nos vies, d’évaluer tout ce qu’il a pu nous apporter comme point d’appui, repère, pour nos existences d’êtres humains ? Finalement, la principale valeur de l’animal n’est-elle de nous permettre d’y voir plus clair pas dans nos interrogations les plus permanentes – celles qui expriment notre inquiétude existentielle – Qu’est-ce que l’homme ? Que doit-il faire pour donner à sa vie sa plus grande valeur ? L’animal ne vaut-il pas d’abord pour sa valeur symbolique ?

Il faut alors reconsidérer l’enjeu du massacre planétaire des animaux. Car le vide ainsi créé risque d’être autrement plus profond qu’un vide affectif déjà bien réel. Il se produit un processus fort simple : plus les animaux s’éloignent de nos vies, plus la prégnance des récits ou autres œuvres les mettant en scène s’affaiblit, moins les hommes peuvent y trouver du sens pour répondre aux questions qu’ils se posent sur eux-mêmes, plus se creuse leur inquiétude existentielle.

À ce titre les récits traditionnels mettant en scène les animaux sont dépositaires d’une sorte de sagesse populaire. Et ceci pour deux raisons :
  • Ces récits, légendes, contes, fabliaux, chansons sont constitutifs d’une mémoire populaire en sa veine sans doute la plus profonde, bien plus profonde d’ailleurs que toute croyance religieuse qu’ils ignorent d’ailleurs totalement.
  • En hiérarchisant les valeurs en fonction desquelles on doit vivre, ces récits répondent à l’inquiétude existentielle. Mais il est remarquable qu’ils le fassent de manière toujours non dogmatique, puisqu’ils deviennent ce que les gens qui les transmettent en font. C’est pourquoi, sur le même canevas scénique d’un conte, on retrouve tant de versions différentes. En conséquence, ces récits ne verrouillent pas la pensée (comme la croyance religieuse), mais ouvrent à la réflexion.

On déplore aujourd’hui le déficit de sens de la vie de l’homme-consommateur-travailleur contemporain. On semble croire que la seule alternative est la mise sous sujétion des consciences à un dogme religieux. Mais la sujétion religieuse a été, dans l’histoire, le motif le plus régulier et le plus dommageable de violence entre les hommes. Aujourd’hui même on vérifie à quel point cela est vrai ! Et l’on ignore complètement la sagesse de ces récits traditionnels en lesquels l’homme est associé à égalité avec l’animal. Et pourtant ce sont des récits qui ont répondu de manière bénéfique, sans dommages, à l’inquiétude existentielle.

Entendons-nous bien ! Il ne s’agit pas, pour répondre au mal-être contemporain, de réhabiliter les récits traditionnels. Ils parlent d’un monde qui n’existe plus, et dont nous nous sommes extirpés de toute notre énergie depuis trois siècles, tellement il signifiait l’insécurité de la violence entre les hommes et de la précarité par rapport au milieu naturel. Mais c’est la démarche qu’il faut retenir. Et cette démarche, par laquelle on s’appuie sur l’expérience commune de la sympathie entre vivants pour éclairer qui nous sommes et ce que nous devons faire pour gagner l’estime de nous-mêmes, s’avère historiquement irremplaçable. Car la relation avec les animaux est indispensable pour nous éclairer sur ce que nous pouvons et sur ce qui nous limite.

C’est pourquoi, pas plus que la croyance religieuse, la réponse mise en avant aujourd’hui ne pourra pas soulager notre inquiétude existentielle. Cette réponse est portée par les intérêts dominants de la société car elle ouvre des perspectives d’avenir à l’extension du domaine de la marchandise – ce qu’on appelle la « croissance ». En effet un arrêt de la croissance signifierait que l’esprit de compétition pour la valeur d’échange qui en est le moteur n’anime plus les rapports sociaux, ce qui correspondrait à l’effondrement de la mainmise marchande sur la société.

Comment donner du sens à l’existence tout en entretenant la croissance ? C’est le problème que prétend résoudre, depuis trois décennies, la doctrine transhumaniste. Pour cela, elle s’appuie sur deux thèses :
  • Avec les nouvelles technologies développées depuis à peu près 40 ans, les hommes acquièrent les moyens de résoudre à moyen terme (dans les prochaines décennies) les problèmes en lesquels l’humanité semblait jusqu’alors inévitablement enfermée – les problèmes de ressources ou écologiques, les problèmes personnels de la souffrance, de la maladie et du vieillissement, etc. Certains n’hésitent pas à affirmer que même l’immortalité est à portée de la technique humaine.
  • La culture héritée du passé est le principal frein pour que puissent s’accomplir les promesses technoscientifiques et qu’ainsi soit définitivement tournée la page de l’inquiétude existentielle de l’homme. Il y aurait une crispation sur les valeurs traditionnelles qui, au fond, exprimerait une peur du changement. De fait, les changements induits par les nouvelles technologies aboutiraient à une transformation de la nature même de l’homme – ce qui justifie l’appellation de « transhumanisme ».

Il ne faut pas se leurrer. Derrière l’apparente cohérence du discours transhumaniste il y a une accumulation de sophismes, comme nous avons déjà pu l’établir ailleurs (par exemple ici, ou là). Contentons-nous de dénoncer ici le sophisme de l’immortalité : on sait que dans la nature, rien n’est immortel (pas même notre galaxie) ; donc la science ne pourra que prolonger plus ou moins longtemps la durée de vie, au prix d’un fort investissement de l’individu dans les systèmes techniques chargés d’écarter la mortalité naturelle au bout de quelques décennies ; le candidat à l’immortalité devra donc à tout prix éviter la mort accidentelle ; il sera l’être vivant le plus obsédé par la mort qui ait jamais vécu ; ce qui risque fort de l’empêcher de vivre !
On ne peut pas prendre au sérieux rationnellement le transhumanisme. Il faut plutôt l’aborder comme une réclame – un discours publicitaire – pour le système social de valorisation de la marchandise technicisée. La publicité nous dit : « Vous aurez un surcroît de puissance en achetant la dernière version de ce smartphone ! », le transhumanisme absolutise ce message : « Vous aurez la toute-puissance en laissant toute liberté à l’innovation technoscientifique appuyée par le système marchand ! ». Mais il faut savoir ce que recouvre cette liberté. Par exemple, d’ores et déjà, des chercheurs en génétique ont le pouvoir très accessible de modifier la patrimoine génétique de l’humanité !

L’élément motivant du transhumanisme est le même que celui de toute publicité : il active un imaginaire social parfaitement irrationnel – précisément le fantasme de toute-puissance. C’est un fantasme lié à l’enfance, puisque tout enfant forme un désir de toute-puissance lorsqu’il s’agit pour lui de surmonter l’impuissance de la prime enfance. Il apprendra par la suite à le dominer à la mesure de sa capacité d’intégrer l’idéal de liberté adulte qui est essentiellement différent de la toute-puissance. Et ce dépassement du désir de toute-puissance se fera d’autant plus heureusement qu’il aura été bien accompagné par une relation éducative. Et les contes traditionnels jouent un rôle positif à cet égard en ce qu’ils font droit au désir de toute-puissance de l’enfant en mettant en scène des personnages dotés de pouvoirs extraordinaires – la fée, l’ogre, etc. – tout en excluant la possibilité que l’enfant s’identifie à eux (l’enfant s’identifie à Cendrillon, non à la fée, au Petit Poucet, non à l’ogre), ce qui est une manière d’apprendre à mettre à distance son fantasme.

Dès les années trente du siècle dernier, suite à un exode rural massif des populations lié à l’industrialisation rapide en Occident, les récits traditionnels, désormais déconnectés du cadre de vie (l’automobile remplace le cheval), se trouvent désinvestis. La place ainsi libérée dans l’imaginaire populaire est vite occupée par de nouveaux récits, le plus souvent issus de la bande dessinée et du cinéma, mettant en scène des personnages de fiction toujours dotés de pouvoirs extraordinaires (Superman, Batman, Spiderman, Tortues Ninja, etc.) Ces super-héros modernes répondent à merveille au fantasme de toute-puissance de l’enfant puisqu’ils valent comme pôle identificatoire intangible du début à la fin du récit. Car ce sont immanquablement eux qui font justice dans un monde clairement divisé entre bons et méchants. Le fantasme de toute puissance se trouve en quelque sorte validé en étant activé ainsi pour lui-même. D’ailleurs les jeux vidéos, qui prennent une si grande importance de nos jours (économiquement il s’agit du premier poste de l’industrie culturelle), semblent bien prolonger, voire renforcer, ce phénomène de légitimation de ce fantasme puisque les situations où il s’agit d’accéder à la toute-puissance concernent la grande majorité de ces jeux.

À l’opposé de l’histoire des aventures d’un super-héros toujours monolithe, les contes traditionnels lestent la fiction de l’apport de l’expérience commune. Et ce sont de manière privilégiée les animaux qui jouent ce rôle de mise en scène de l’expérience des hommes en symbolisant chacun des types caractérologiques incarnant des valeurs sociales qui s’opposent effectivement dans la vie réelle – l’avidité tenace du loup, la ruse ironique du renard, la patience soumise de l’âne, l’innocence de l’agneau, etc.

Or les scientifiques et intellectuels occidentaux promoteurs du transhumanisme ne font-ils pas partie de ces générations – le plus souvent originaires des États-Unis – qui sont arrivées après ce basculement vers les récits d’aventures de super-héros ? N’ont-ils pas baigné dans un imaginaire largement dominé par des mises en scène de la toute-puissance ? Ne peut-on pas faire l’hypothèse que leur contexte culturel de formation leur ait rendu envisageable que la toute-puissance devienne un projet social ?

Or cela ne l’est jamais. C’est un fantasme incompatible avec la réalité essentielle de l’homme qui est sa finitude – il se définit dans son rapport à ses limites. Ce que l’histoire étaie par de multiples contre-exemples : chaque fois que des hommes ont entrepris de réaliser une toute-puissance dans la société – que ce soit celle d’un individu, d’un parti, d’une race, d’une religion, etc. – ils l’ont précipitée vers les pires malheurs. Car la poursuite de la toute-puissance amène toujours à écraser l’humanité des hommes, autrement dit, politiquement, à des totalitarismes dévastateurs. On a vu où ont amené les fantasmes de toute-puissance aryenne des nazis.

Il n’y a aucune place faite aux animaux dans le monde à venir du libre déploiement des possibilités technoscientifiques tel qu’il est promu par les transhumanistes (tout au plus peuvent-ils servir de matériel de recherche, surtout au niveau génétique, comme dans des expériences d’hybridation). L’animal n’est plus là parce qu’il était déjà effacé de l’univers de ces gens. Et cette absence de l’animal fait partie de la cause de leur versement dans une logique inhumaine, celle qui est induite par le champ libre laissé à la passion de toute-puissance. Le corollaire de ce constat est que tout homme ne peut être pleinement humain s’il n’a pas aussi une relation vivante – sympathique – aux animaux.

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Ce qui est étonnant, c’est qu’on puisse s’étonner ! C’est qu’on puisse découvrir aujourd’hui qu’en quatre décennies l’espèce humaine ait pu exterminer la moitié des populations de vertébrés non humains sur cette planète, sans qu’on s’en aperçoive, sans qu’on s’en soucie, dans l’indifférence.

Ceci est d’autant plus étonnant que nous sommes véritablement attachés aux animaux, nous les aimons, nous les comprenons. Ne sont-ils pas nos compagnons de sensibilité sur cette planète ? N’y a-t-il pas une sympathie telle que nous avons souvent pensé que nous pourrions revivre en tant qu’animal après notre mort ?

Si nous sommes si indifférents aujourd’hui, c’est parce que nous avons laissé les animaux s’éloigner de nous. Et ils ont été éloignés par le modernisme. Le modernisme n’est pas une idéologie sympathique. Il n’est pas gêné de considérer l’animal comme insensible. Il tend à peupler notre environnement d’objets au détriment de nos relations avec d’autres vivants. Il dévalorise la mémoire de notre vécu partagé avec les animaux.

Malgré tout, partout dans le monde, la culture reste pleine d’animaux. C’est parce que ceux-ci nous sont indispensables pour leur valeur symbolique : ils nous aident à savoir qui nous sommes et ce que nous devons être. Cela, l’idéologie contemporaine de la science ne peut l’accepter puisqu’elle est mue par un fantasme infantile de toute-puissance, comme en témoigne le transhumanisme.

Nous sommes ainsi lancé dans une logique d’avenir sans animaux qui est tout – nous voulons dire au niveau des possibilités techniques – sauf sympathique. Ce n’est pas l’avenir que nous voulons.

Il nous faut de toute urgence sauver les animaux. Il nous faut retrouver les animaux. C’est la voie incontournable pour donner un avenir à notre humanité.