mercredi, février 11, 2015

Le fanatisme à la lumière d’un texte d’Alain


La condamnation du fanatisme comme une menace clairement identifiée, toute extérieure, ne saurait suffire à s’en prémunir. Le fanatisme est en effet un mode de pensée qu’on retrouve régulièrement dans l’histoire[1] puisqu’il se développe à partir du fond commun qui constitue la condition humaine. Il convient donc d’examiner le phénomène fanatique de façon un peu précise. Le « propos » du philosophe Alain (1868-1951) du 8 octobre 1927, repris dans le recueil Propos sur des philosophes, (chapitre 37, PUF, 1961), est, à cet égard, précieux. 


Alain

L’effet d’admiration

Alain commence par rappeler la parole de Socrate : « Nul n'est méchant volontairement ». On peut ne pas adhérer sans restriction à la thèse socratique, mais on doit lui accorder quelque crédit : tout homme, lorsqu’il ne laisse pas seulement déterminer son comportement par les forces qui pèsent sur lui mais s’emploie à le choisir de manière réfléchie, ne vise-t-il pas le bien ? Ce qui semble interdire d’inclure purement et simplement les fanatiques dans la catégorie des méchants puisqu’on s’accorde à leur reconnaître une volonté peu commune dans l’affirmation de leurs idées. À tel point même qu’ils « mettent au jeu leur propre vie, et sans espérer aucun avantage »,[2] c’est pourquoi ils suscitent en nous « un fond d'estime, et même quelquefois une secrète admiration … car nous ne sommes point fiers de faire si peu et de risquer si peu pour ce que nous croyons juste ou vrai. »
Il faut avoir, avec Alain, ce courage intellectuel de comprendre que le fanatisme puisse être jugé admirable. Cela permet de sortir de l’incantation conjuratoire – « Ce sont des fous meurtriers ! »– qui ne mène à rien sinon à la répression et à la violence. Cela donne un outil d’analyse qui permet de mieux rendre compte de l’attrait du fanatisme religieux dans nos sociétés occidentales. On le sait, ce sont des sociétés qu’on peut caractériser comme de consommation en ce que l’idéal de vie qu’elles promeuvent est un idéal de bien-être sans restriction qui serait accessible par la consommation de biens. Cet idéal nous enjoint de dire « oui » à nos désirs spontanés – ceux-ci étant d’ailleurs orientés de manière très calculée par la propagande marchande.
C’est ainsi que notre environnement est saturé jusqu’à la nausée de publicités nous susurrant plus ou moins explicitement de suivre le diktat de notre désir (tel qu’il est déterminé par le message publicitaire), ce qui est une manière de nous décourager de réfléchir pour faire ce que l’on juge bien, autrement dit de faire valoir notre volonté propre. Or, être humain n’est-ce pas avoir la liberté essentielle de réfléchir les valeurs finales en fonction desquelles on veut vivre – ce qu’Alain désigne comme « ce que nous croyons juste ou vrai » ? Au contraire, la valeur finale prônée par la société de consommation – le bien-être comme accumulation de plaisirs – est, humainement, profondément frustrante. C’est pourquoi nous pouvons être « point fiers de faire si peu et de risquer si peu » en cédant, comme nous le faisons communément, aux sirènes du bien-être par la consommation ; alors que les individus fanatiques, parce qu’ils ne cèdent pas mais donnent tout à leur idée du bien, peuvent sembler admirables.

Les crimes de système

Pourtant ceux qui admirent les fanatiques sont trompés, car, nous dit Alain, « Il y a des crimes de système, et qui ressemblent plus à des crimes volontaires ». Appelons « crime » tout comportement qui traite autrui en niant son humanité, comme s’il n’était qu’une chose. Il y a des crimes volontaires au sens où ils ne contreviennent pas à la parole socratique : ils visent à réaliser le bien. Ainsi on peut juger bien de tuer un individu pour en sauver de nombreux autres (éliminer un chef terroriste projetant un massacre, tuer un porteur de virus à la contagion potentiellement dévastatrice, etc.). C’est discutable, bien sûr, mais, du point de vue d’une conception pragmatique du bien, de nombreux chefs d’État, par ailleurs respectables, ont avalisés de tels crimes.
Il convient de poser soigneusement la distinction entre ces crimes « volontaires » qui peuvent se tromper sur le bien mais qui ne relèvent pas du fanatisme, et les crimes « de système » qui sont typiquement la manifestation du fanatisme. Car au premier regard la différence n’est pas manifeste : ne s’agit-il pas toujours de commettre un crime pour avancer vers ce qu’on croit être le bien ? « Mais, nous dit Alain, c’est à la pensée qu’il faut regarder ». En effet : « Il y a quelque chose de mécanique dans une pensée fanatique, car elle revient toujours par les mêmes chemins. » Concrètement cela signifie que la pensée fanatique est systématique et manichéenne. Elle applique à la réalité un système immuable d’idées qui implique que tout individu puisse être intégrable soit dans l’univers du bien, soit dans celui du mal. Elle est incapable de prendre du recul par rapport à sa vision du monde, comme d’accueillir des idées nouvelles qui pourraient faire évoluer ses propres idées : « Elle ne cherche plus, elle n'invente plus. (…) Il y manque cette pointe de diamant, le doute, qui creuse toujours. » Elle est donc incapable de prendre en compte la complexité, la richesse, la singularité d’un individu puisqu’il lui faut le réduire, l’enfermer, dans une des catégories par laquelle il est jugé définitivement.
Le crime fanatique est appelé crime « de système » par Alain parce que c’est toujours l’assignation de l’individu à une catégorie du système doctrinal qui légitime le crime. Les victimes du fanatisme – contrairement à celles des crimes « volontaires » – ne sont jamais des individus condamnés pour leur comportement propre en une situation particulière. Elles sont victimes parce que la parole d’autorité de la communauté fanatique les a désignées comme « infidèles », « mécréants », « apostats », « hérétiques », « blasphémateurs », « sorcières », mais aussi « ennemis de la liberté », « traîtres à la patrie » (la Terreur de l’an II), ennemis de classe, social-traîtres (stalinisme), communistes (maccarthysme), etc. Le vocabulaire stigmatisant du fanatisme est très riche, on pourrait dire « infiniment riche ». En effet la logique du fanatisme est immanquablement la logique des dominos : une catégorie désignée de victimes tombée, très vite une autre catégorie plus proche est désignée à l’élimination, et ainsi de suite. Car, du fait de l’infinie diversité humaine, il y a toujours une différence à pointer chez autrui par rapport à l’idéal de la doctrine fanatique. Ainsi, sous la Terreur, on a fini par se guillotiner entre membres du parti au pouvoir (les Montagnards).

La passion de penser

C’est pourquoi Alain écrit que « Cette pensée raidie, qui se limite, qui ne voit qu'un côté, qui ne comprend point la pensée des autres, ce n'est point la pensée » mais c’est « un emportement de pensée, une passion de penser qui ressemble aux autres passions. »
On appelle « passion » (au sens classique du terme qui est employé ici par Alain) une forme pathologique du désir dans le sens où celui-ci est impérieux, insistant, envahissant, impossible à raisonner, et incapable d’apporter le repos de la satisfaction. La notion d’« emportement » utilisée par Alain éclaire bien cette puissance d’un désir qui aliène la liberté, mais il faut alors préciser qu’il s’agit d’un emportement qui dure, à tel point qu’il structure la personnalité de celui qui en est l’objet.
Mais alors la passion apparaît antinomique avec la pensée. Comment peut-on parler de « passion de penser » ? Le fanatisme s’identifie pourtant bien comme une pensée au sens d’un ensemble d’idées cohérentes entre elles – une doctrine – sur les valeurs en fonction desquelles on doit vivre. Mais c’est une doctrine à laquelle on adhère par croyance, c’est-à-dire essentiellement pour des motifs subjectifs – ceux qui ne valent que pour soi par opposition aux arguments objectifs qui valent pour tous. Mais les croyances sont le type de savoir le mieux partagé au monde et, ordinairement, elles ne sont pas fanatiques : on peut les discuter et elles évoluent. Ce qui spécifie la croyance fanatique c’est que le motif subjectif d’adhésion à la doctrine est une passion. C’est pourquoi cette adhésion est en tous points excessive : par la place envahissante qu’elle occupe dans la vie du fanatique, par l’intolérance à l’égard de ceux qui la critique, par la propension déraisonnable de vouloir l’imposer à tous. Déraisonnable parce qu’une croyance, par nature, ne peut jamais faire l’unanimité.

La première victime

C’est pourquoi le fanatique ne pense pas ; ce qui veut dire : il ne réfléchit pas ses pensées mais il adhère de manière passionnelle à un « prêt-à-penser ». Dès lors il faut reconnaître qu’il n’est pas du tout volontaire, comme il paraît à première vue, puisqu’il est « emporté » par sa passion. En tous ses comportements, le fanatique n’est pas libre, il est déterminé – par le contenu de la doctrine qui est imposé comme indiscutable, par les implications pratiques de sa doctrine qui lui dictent ce qu’il fait, et, fondamentalement, par sa passion pour la doctrine qui lui fait accepter tout cela.
Le fanatique n’est donc pas du tout un être admirable. Il est une victime. Victime des autres qui l’ont attiré vers cette doctrine qu’il ne doit pas réfléchir mais docilement servir. Victime de sa passion qui l’aveugle dans son assujettissement à cette doctrine et à ceux qu’elle sert. Et, lorsqu’un fanatisme prend une importance sociale significative, première victime d’une longue série due à la recrudescence de violence qui est engendrée dans la société par la logique fanatique.
Dans l’entreprise fanatique, il convient de distinguer clairement deux types d’acteurs qui sont habituellement confondus. Il semble bien qu’il y ait toujours des individus non pas passionnés mais très raisonnant (et non pas raisonnables) qui dirigent un mouvement fanatique. Ils sont souvent ceux qui ont le pouvoir spirituel, c’est-à-dire qui sont à la fois les garants de la lettre de la doctrine et qui ont autorité sur son interprétation ; ils sont ceux qui recrutent les militants en s’appuyant sur leur fragilité affective pour la transformer en passion pour la doctrine ; ils sont les principaux bénéficiaires du pouvoir temporel qui toujours accompagne le progrès de l’entreprise fanatique (même si elle se veut religieuse). Ces individus-là ne sont pas des victimes. Ils n’ont pas vocation à être sacrifiés pour le succès de la doctrine et savent se protéger. Ce sont des individus de pouvoir comme tous les autres : ils calculent beaucoup ; ils essaient de faire en sorte que leurs subordonnés soient les instruments dociles de l’augmentation de leur pouvoir. Toute autre est la condition des individus fanatisés que la passion rend dévoués corps et âme à la cause du mouvement fanatique, et très souvent jusqu’au sacrifice de leur vie. Le fanatisme est toujours une entreprise de pouvoir totalitaire qui s’appuie sur la fragilité affective de ses militants.

Genèse du fanatisme

Toute la force ravageuse du mouvement fanatique vient donc de la passion du militant fanatisé. Tout le problème de la prévention du fanatisme se condense donc dans la question : comment peut-on se garder d’adhésions passionnelles à une doctrine ?
Il convient d’abord de remarquer que la passion correspond à une position régressive du désir. Elle a l’exigence impérative et impatiente du désir infantile. Or toute position régressive du psychisme est le symptôme d’un échec affectif dans le présent qui n’a pas été résolu. Comme c’est une passion pour une vision du monde qui constitue le fanatisme, il faut regarder du côté de l’échec d’une vision du monde. Un élément central de toute vision du monde est l’idée d’une société harmonieuse, c’est-à-dire juste. Au sens le plus général une société juste est une société en laquelle chacun se sent reconnu et peut faire valoir ses qualités singulières. Nous grandissons tous dans l’aspiration à une société juste dont l’idée nous a été léguée par nos ascendants et notre culture native. Si, arrivés à l’état d’autonomie de l’adulte, nous sommes confrontés à une vie sociale en laquelle nous nous sentons traités injustement. Si, de plus, dans le cadre de la vision du monde avec laquelle nous abordons cette vie sociale nous ne voyons aucune solution praticable pour être traité plus justement. Si, en outre, nous ne trouvons aucune bonne oreille pour partager et réfléchir ce sentiment d’injustice. Il se peut alors que l’offre d’une solution se présentant comme parfaite sous la forme d’une doctrine prête-à-penser, avec la participation a une communauté en laquelle nous serons reconnus, soit investie de manière passionnelle, comme si nous renouions avec le monde d’avant, celui, idéalement juste, de l’enfance.

Combattre le fanatisme

Il faudrait regarder de près les événements historiques. On soupçonne qu’apparaîtrait un rapport régulier entre l’accroissement de l’injustice et la progression des phénomènes fanatiques. Lutter contre l’injustice pourrait bien être la réponse fondamentale à cet important facteur de violence dans la société que constitue le fanatisme. Mais il peut être très difficile de redresser une société injuste. Parce qu’elle porte une autre violence, celle qui maintient la pérennité des situations acquises. Il faut être forts et unis pour surmonter cette violence. Cela passe par l’intensification des échanges sociaux, et surtout avec les gens différents. Ce qui implique de valoriser la tolérance, et d’abord en étant soi-même tolérant. Ce qui implique aussi de favoriser les échanges interculturels. C’est pourquoi, il faut protéger, créer, les espaces de dialogues où peut se dire et se réfléchir l’injustice vécue. Pour cela il faut faire vivre et élargir un espace public où chacun peut retrouver tous les autres, différents mais à égalité, délivrés des statuts sociaux qui, ailleurs, figent des rapports de pouvoir.

Conclusion

Il faut comprendre que le fanatique puisse être admiré pour la volonté dont il fait preuve pour défendre des idées dont il ne semble tirer aucun avantage.
Pourtant le fanatique ne commet pas son crime en fonction de ce que quelqu’un a fait ou peut faire dans une situation particulière, mais uniquement parce qu’il l’inclut dans une catégorie déterminée par sa doctrine.
En effet, le fanatique ne pense pas vraiment, il investit de façon passionnelle une doctrine « prête-à-penser ».
Le fanatique n’est en réalité pas admirable du tout, puisqu’il n’est libre à aucun moment. Totalement déterminé par sa passion pour la doctrine, il en est la première victime. La réalité du fanatisme est en effet celle d’un pouvoir totalitaire.
On peut faire l’hypothèse que la passion fanatique est une réponse régressive à un échec du désir de justice.
La réponse fondamentale au fanatisme est la lutte pour la justice. Celle-ci passe par une première réponse : l’extension du dialogue.  

[1] Voir à ce propos le très beau film de Youssef Chahine, Le Destin (1997), qui met en scène, au XIIe siècle, le philosophe Averroès aux prises avec le fanatisme religieux.
[2] Sans indications, les citations sont tirées du texte d’Alain.

mardi, février 03, 2015

Le fanatisme religieux et nous


Après les massacres de Paris du 7 au 9 janvier

Il y a quelques jours nous avons vécu un traumatisme collectif par les massacres perpétrés par des fanatiques religieux à Paris, alors que s’échangeaient encore des vœux de bonne et heureuse année.

La réaction

Recevoir un coup sur la tête amène à se replier sur soi et à se protéger de ses poings. C’est le moment inévitable de la réaction par lequel on essaie de se ménager du temps supplémentaire à vivre au prix d’une restriction de son espace de vie. C’est de ce comportement réactif que procèdent les déclarations guerrières  – « Nous sommes en guerre », « Il faut être implacable contre l’ennemi » ; et d’amener des jeunes devant les tribunaux pour avoir mal parlé ; et de lancer des opérations policières mal ajustées dans certains milieux, dans certains quartiers, sur simple présomption d’intention de délit . C’est aussi de ce comportement réactif que procèdent les mesures prises par le gouvernement suite à ces massacres : rehaussement du plan « vigipirate », renforcement des effectifs de la police, de l’armée, et des services de renseignements, lois bousculant des libertés fondamentales, etc.
Or les comportements réactifs ont un gros inconvénient : ils sont déterminés par l’agression subie. Ils ont donc été anticipés par l’agresseur et intégrés dans ses plans d’agression à notre encontre. Ils ont toutes chances de faire son jeu. Il faut donc être capable de les dépasser.
Rappelons-nous l’après 11 septembre : la population des États-Unis s’est massivement alignée sur la posture purement réactive de G. W. Bush synthétisée dans une déclaration de « guerre des civilisations ». Il s’en est suivi effectivement de nombreux actes guerriers : Afghanistan, Irak, Guantanamo, etc., dont nous ne sommes toujours pas sortis, et dont il est désormais clair qu’ils ont permis à l’islamisme fanatique de se développer comme jamais.
Les comportements réactifs amènent à des actes non mesurés, excessifs, arbitraires, dont le plus sûr effet est d’engendrer de la défiance chez des gens qui vivaient en confiance. Et la défiance – tout comme la confiance d’ailleurs – est un processus qui évolue selon une logique d’auto-renforcement : moins tu lui fais confiance, plus tu donnes à l’autre des raisons de se défier de toi. Et le fanatisme engrange les adhésions au bout de cette logique.

L’action des crayons

Le peuple de France, qu’il faut penser, depuis un demi-siècle, comme multiculturel, peut s’honorer d’avoir refusé d’emblée de se laisser enfermer dans la réaction. Dès le soir du 7 janvier, les gens se sont réunis partout en France devant les mairies – lieux d’affirmation de la citoyenneté – pour brandir des crayons, c’est-à-dire réaffirmer publiquement une valeur qui avait été attaquée par le massacre des journalistes de Charlie Hebdo.
Cette belle initiative populaire a été vite et bien réfléchie et mise en œuvre par les gens se concertant dans chaque commune parce qu’ils prenaient conscience qu’on avait porté atteinte à une valeur précieuse, constitutive de ce « nous » par lequel ils font société. Et le sommet de l’État a été, cette fois, suffisamment en phase avec son peuple pour organiser les grandes manifestations du 11 janvier qui ont montré que cette valeur qui nous est chère avait une résonance internationale.
Il s’agit d’une authentique action car elle ne pouvait en aucun cas être prévue par les protagonistes des massacres. Au lieu de s’en prendre à autrui, de proférer des menaces de mort, de brûler des effigies, etc. – ce qui est le propre des manifestations réactives – elle affirmait simplement une valeur partagée.

L’irrévérence

Il faut se pencher sur cette valeur commune dont le prix nous a, hélas, été révélé à l’occasion du massacre de ceux qui la cultivaient dans Charlie Hebdo. Car elle était, jusqu’au 7 janvier, largement méconnue, quasiment recouverte par une opinion commune assez monolithiquement informée par l’économisme ambiant.
C’est une leçon dont il faudrait bien qu’on se convainque durablement en cette difficile occasion. Jamais il ne faut réduire ce qu’on peut appeler la conscience collective d’un peuple à ce que l’on en montre comme « l’opinion publique » (oui, celle des sondages variés avec leurs questions orientées) : elle est toujours beaucoup plus riche. Ne serait-ce que parce que l’opinion publique est pensée comme purement réactive, et donc sans mémoire. Le peuple, lui, a une mémoire.
C’est cette mémoire qui s’est soudainement réveillée le 7 janvier à l’annonce du massacre à Charlie Hebdo, alors même que cet hebdomadaire, sans doute par effet du poids de l’opinion publique, souffrait d’une certaine désaffection ces dernières années ? Nous savons en tous cas aujourd’hui que l’existence de cette irrévérence vis-à-vis des pouvoirs qu’il représentait si bien nous est essentielle car elle fait partie de notre identité commune. Ce qui semble assez spécifique à la France quoique cela ait un écho partout dans le monde.
Peut-être que notre histoire propre nous a appris cette nécessité – une nécessité de santé collective – d’être capable de dégonfler par l’humour débridé la tendance toujours renaissante des pouvoirs établis à se prendre trop au sérieux ? Peut-être que cette valeur – la liberté de tourner en dérision les pouvoirs trop imbus d’eux-mêmes – est aussi un motif important de migrants pour choisir la France ?
Notre pays, en Europe, a été très tôt pris en main par un pouvoir centralisé, secondé aussitôt par une institution religieuse de tendance tout aussi hégémonique. Nous avons largement eu, sur un millénaire, notre content des violences émanant des pouvoirs installés, celles du fanatisme religieux (massacres des Cathares, de la Saint-Barthélémy, des Camisards), de la monarchie tyrannique (pillage des fruits du travail populaire « au nom du roi »), et enfin de l’ordre bourgeois (massacres de la Commune). Combien de fois ne nous a-t-il pas fallu battre la campagne avec des serpes et des faux (mouvements paysans), envahir les rues et dresser des barricades, pour renouer avec notre dignité ? Ne peut-on pas considérer notre liberté d’irrévérence comme la sécrétion auto-immune d’un corps social trop régulièrement mis à mal par les pouvoirs régnants et qui aurait ainsi trouvé la bonne manière de se prémunir ?

Le fanatisme religieux

Il est clair, depuis début janvier, que nous avons un ennemi contre lequel nous sommes en lutte. Mais notre force ne serait-elle pas de ne pas faire de cette lutte une « guerre », et de cet ennemi un groupe d’individus particulier ?
Car tout le comportement des auteurs des massacres de Paris indique qu’ils étaient mus par des convictions religieuses. Éliminons-les. Mettons en prison tous ceux qui pourraient leur ressembler. Aurons-nous alors gagné la lutte ? Non ! Car si demeurent prégnantes des convictions religieuses qui enseignent le mépris de la mort pour réaliser les volontés divines, d’innombrables autres se lèveront pour les remplacer, stimulés par le modèle du « martyr » qu’auront mis en valeur leurs devanciers.
Il ne faut pas se tromper d’ennemi. Notre ennemi, ce ne sont pas des individus (c’est pourquoi il ne s’agit pas d’une guerre). Notre ennemi c’est une idée, une idée qui peut devenir une valeur collective, une bien vieille idée qui nous a déjà fait beaucoup de mal. Notre ennemi ce n’est même pas l’islam. Qui veut absolument croire en un prêt-à-penser qui puisse donner sens à sa vie en trouvera un, quel qu’il soit, derrière lequel il y aura toujours des hommes de pouvoir prêts à l’instrumentaliser pour réaliser leurs buts particuliers.
Notre ennemi c’est le fanatisme religieux.
Il importe de bien connaître son ennemi. Le fanatisme est un mode de la croyance. La croyance est un certain rapport au savoir lorsque les justifications objectives pour l’adopter étant insuffisantes ce sont les motifs subjectifs (qui ne valent que pour soi) qui deviennent décisifs. Ainsi la croyance s’oppose à la science – soit : les vérités suffisamment fondés objectivement. Que l’eau soit constituée d’oxygène et d’hydrogène est une vérité scientifique ; qu’il y ait une vie après la mort est une croyance.
Seulement l’affaire n’est pas si simple car on peut prouver qu’il n’y a pas de vérité scientifique sans qu’intervienne un élément de croyance. Pascal a ainsi montré que les premiers principes, sur lesquels s’appuient tous les raisonnements, sont des croyances. Ainsi le savoir que maintenant je ne rêve pas que je suis entrain d’écrire est une croyance. Réciproquement toute croyance peut être réfléchie par la raison.
Il faut donc penser la quête du savoir comme le fruit d’une dialectique entre la croyance et la raison, la première donnant des points d’appui à la seconde pour développer ses raisonnements, et cette dernière en retour, la mettant en perspective. On peut appeler cela l’usage raisonnable de l’esprit. Cet usage apporte des certitudes suffisantes pour réaliser l’accord des esprits – et donc vivre ensemble selon des valeurs communes sans que les uns les imposent de force aux autres –, sans toutefois atteindre des vérités absolues.
Mais, parce que la croyance relève d’une adhésion subjective de l’individu, elle se prête aisément à la mobilisation d’investissements affectifs profonds, non maîtrisés, récusant alors toute remise en cause par la raison. Les savoirs ainsi bloqués sur l’attachement affectif à une croyance peuvent être qualifiés de passionnels. Freud a ainsi montré comment la croyance en Dieu pouvait être déterminée par un investissement affectif incontrôlé de l’image du père. D’ailleurs la foi religieuse peut être objectivement considérée comme une manifestation de ce rapport passionnel au savoir. Avec cette nuance toutefois que la personne qui a la foi fait état d’une expérience personnelle singulière qui l’a motivée. Et à cela la raison ne peut rien objecter.
Mais indépendamment des motifs affectifs, toujours obscurs – et souvent plus obscurs à l’individu concerné qu’à son entourage –, toujours singuliers (différents pour chacun), d’adhésion passionnelle au savoir, on peut distinguer trois gradations dans l’irrespect d’autrui de son affirmation.
–   Dans la sophistique le raisonnement est perverti par une croyance qui sert la passion de pouvoir du sophiste. Celui-ci argumente de façon à attacher à ses thèses les désirs de celui qui l’écoute – ce qu’on appelle « persuasion » – pour augmenter le pouvoir qu’il en tire. Un bel exemple contemporain de sophistique est la manière dont se diffusent les thèses transhumanistes. La sophistique, c’est l’entreprise qui consiste à obtenir la libre adhésion d’autrui à sa croyance, par persuasion, afin d’augmenter son pouvoir.
–   Le dogmatisme est l’attachement à un corpus de thèses, toujours les mêmes, fondées sur des croyances, qui donnent au dogmatique une vision du monde définitive qu’il ne peut que répéter à tout va, car il ne saurait y en avoir d’autres acceptables. Le rapport à sa croyance du dogmatique a beaucoup de caractères communs avec le syndrome obsessionnel, en particulier le fait qu’il réagisse violemment lorsque ses thèses sont contestées. Le dogmatique est malheureux de l’existence de pensées différentes de la sienne, mais il l’accepte car il espère toujours convaincre. Toutes les religions révélées fonctionnent dogmatiquement.
–   Le fanatisme est une dérive du dogmatisme, lorsque l’attachement à ses croyances est tel que les pensées différentes sont considérées comme l’expression du Mal. Elles doivent être combattues et éliminées. Cliniquement, le fanatique est un individu qui en est arrivé à faire dépendre son identité même de sa croyance, et qui, pour cela, ne peut que ressentir l’existence d’une pensée hétérodoxe comme une menace. Il convient de souligner la forte propension du fanatisme à fonctionner communautairement. Ce qui est logique : l’individu fanatique ne peut espérer avoir un avenir seul contre tous. La communauté est l’agrégation d’individus fondée sur l’adhésion sans restriction à des croyances communes. Presque toujours l’identité du fanatique est indissociable de l’identité d’une communauté dont il se réclame. C’est pourquoi le fanatique peut envisager de se sacrifier pour les valeurs de sa communauté.
Toutes les religions révélées ont eu – ou ont – leurs dérives fanatiques. La raison en est qu’elles sont essentiellement dogmatiques, et qu’en certaines circonstances des individus se retrouvent dans des situations telles qu’ils peuvent investir le prêt-à-penser que constitue le dogme d’une religion comme ce qui leur permettra enfin de savoir qu’ils existent et qu’ils sont quelqu’un.

L’injustice

Il faut bien penser que les individus qui ont commis les massacres de Paris relevaient de telles situations qui rendent possible le choix du fanatisme religieux. Or, ils ont grandi dans notre société, parmi nous. Ils ont fréquenté nos institutions, ils ont été semblables à tant de jeunes que nous avons côtoyés et en lesquels nous avons pu nous fier pour l’intérêt commun. Il doit donc bien y avoir de sérieuses fragilités dans notre tissu social pour laisser ainsi dériver des jeunes gens au point qu’ils puissent choisir des comportements aussi meurtriers et suicidaires. D’autant qu’ils sont la manifestation la plus dramatique d’un mouvement profond puisque c’est par centaines que des jeunes désertent notre société pour aller faire le djihad en Orient.
Ils sont pourtant bien visibles ces points où le tissu social se disloque. Il suffit de regarder la distribution spatiale de l’habitat. De nombreux quartiers de banlieues où cohabitaient sans problèmes des gens de toutes origines il y a quarante ans, sont aujourd’hui ce qu’on appelle des « quartiers », c’est-à-dire des ghettos qui concentrent des gens d’origine maghrébine et africaine.
Que s’est-il passé ? La montée de l’injustice.
Et d’abord l’injustice économique. Car dans une société qui fonctionne selon la valeur suprême « argent » toutes les autres injustices en découlent. Or, l’injustice est flagrante dans l’accroissement considérable de l’écart entre quelques-uns toujours plus riches, et la partie la plus pauvre de la population. Depuis le début de la crise de 2008, par exemple, le tiers inférieur de la population française quant aux revenus a connu une nette baisse de son niveau de vie, alors que dans le même temps les 5% supérieurs se sont enrichis plus rapidement que jamais. Et c’est pour les populations les plus pauvres que le recul du niveau de vie a été le plus brutal. Ces évolutions se sont faites dans un contexte de dérégulation libérale qui a impacté d’abord les services (services sociaux, espaces publics, postes, commissariats, transports, etc.) qui sont d’autant plus essentiels que les populations sont pauvres.
À partir de ce constat on pourrait dérouler les logiques qui amènent ces gens qui se sentent perdants à regarder du côté de leurs voisins d’origines différentes pour alimenter leur rancœur, à se retourner vers leur culture d’origine pour se mettre en valeur – et d’abord à leur propres yeux –, à se tourner parfois aussi vers la délinquance et les économies parallèles. On comprend que nous sommes entrés, avec le sentiment d’injustice des couches pauvres de la population, dans des logiques de défiance. Et nous savons que de telles chaînes logiques débouchent sur la violence, parfois sous la forme du fanatisme religieux.
Ce qui est navrant c’est de voir des responsables politiques favoriser de telles logiques en stigmatisant publiquement des catégories de populations parmi les plus vulnérables. – ces mêmes responsables politiques qui conçoivent, votent, appliquent, les dispositions qui accentuent l’injustice.
Mais les responsables politiques sont aussi le reflet de la société qui les acceptent. Et ce que tous ensemble oublient c’est la valeur de justice. « Si les hommes ont la parole, c’est pour pouvoir débattre du bien et de la justice » disait Aristote. La justice est en effet la valeur qui rend possible la société. La « société » se distingue de la « communauté » dont nous parlions plus haut en ce qu’elle vise à faire vivre ensemble des gens qui peuvent avoir des intérêts, et même des visions du monde, fort différents. C’est seulement dans le cadre d’une société que peuvent s’épanouir les échanges et les créations culturelles. Et le critère d’une société qui se porte bien est sa capacité à inclure, à faire vivre en bonne harmonie, des gens différents. Et pour cela il faut et il suffit qu’une valeur finale s’impose à tous : la justice.
Qu’est-ce que la justice ? Je ne pense pas qu’il y ait de meilleure définition que celle de Pierre-Joseph Proudhon (1858) : « c'est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine ». C’est pourquoi la justice est une valeur qui s’impose spontanément à chacun lorsqu’il rencontre une situation en laquelle il éprouve le sentiment d’injustice. Proudhon ajoute d’ailleurs : « s'il y a aussi souvent opposition que solidarité d'intérêts entre les hommes, il y a toujours et essentiellement communauté de dignité, chose supérieure à l'intérêt ».
C’est bien l’attachement à cette valeur « supérieure à l’intérêt » particulier qui, toujours, fait la solidité du tissu social ; et ce qui le détériore c’est sa négligence. L’apparition du sentiment d’injustice est l’accroc élémentaire fait dans le tissu social. Suite au massacres de Paris, on voit aujourd’hui des ministres vouloir reposer le problème de la laïcité à l’école, vouloir introduire un enseignement civique obligatoire, vouloir instituer une période de service civique obligatoire pour les jeunes. On peut affirmer que tout cela sera quasiment vain s’il n’y a pas plus de justice. On reconduit la même erreur (en est-ce une ?) qu’au début des années 2000, avec le précédent débat sur la laïcité et la législation sur le voile : vouloir situer à l’intérieur de l’institution scolaire un problème social qui se noue tout entier au-dehors. Et, de fait, la loi sur le voile est toujours très difficilement appliquée (créatrice d’incompréhension et de tensions) dans les établissements scolaires.
Pourquoi négligeons-nous tant la justice ? On peut se demander si notre attachement à la justice n’a pas été recouvert, ainsi que l’a été notre attachement pour la liberté d’irrévérence, par la tyrannie de l’« opinion publique » qui voudrait que les gens pensent en fonction de leur intérêt présent, sans mémoire. On peut pourtant soupçonner que cette omniprésence de l’opinion publique est une manière d’écarter tous les obstacles culturels liés à la mémoire populaire afin de faire place nette pour la « croissance », cette multiplication et accélération incessante des flux de marchandises qui correspond aux intérêts de ceux qui dominent la société ?

* * *

Saurons-nous retrouver notre mémoire – cette mémoire de tant d’espoirs et de luttes de nos pères pour faire advenir la justice – comme nous avons su la retrouver au soir du 7 janvier ?