vendredi, janvier 31, 2014

Quelques observations sur Big Data nous observant

 La constitution de Big Data, gigantesque stock de données personnelles sur les individus connectés, est certes une grave menace pour la liberté. Mais ne faut-il pas voir plus loin ? Ne serait-il pas intéressant de se demander ce qu’on a fait de sa vie privée pour qu’un phénomène tel que Big Data puisse advenir ?



Nous vivons une époque en laquelle les barrières préservant la vie privée sont quasiment balayées par ce qu’on peut appeler « un tsunami informatique »

L’adjectif « privé » peut prendre bien des significations, mais ici il faut le définir au plus simple comme ce qui qualifie l’espace de vie qui n’appartient qu’à soi, dont on contrôle souverainement l’accès, et donc qui est a priori soustrait à l’intrusion des pouvoirs sociaux.

L’informatique, ce n’est pas simplement ce qu’il y a derrière les compétences de l’ordinateur. C’est beaucoup plus. C’est le domaine technologique qui constitue le nœud central de tout le développement technique contemporain. Pourquoi ? Parce que l’informatique, qui fait marcher aussi bien votre ordinateur privé, votre téléphone portable, votre assurance maladie, votre automobile, votre carte bancaire, l’entreprise en laquelle vous travaillez, etc., est aussi ce qui fait fonctionner les routes de télécommunications en lesquelles transitent les informations émanant de ces différentes sources d’activité. Il lui suffit de résoudre le problème technique des protocoles de transmission et d’interprétation des données pour que soit possible la circulation de l’information partout où un appareil informatisé est connecté au réseau global qu’est Internet.

L’informatique comme technologie libre

Cette faisabilité technique se confronte à une histoire politique singulière de l’informatique. Son développement n’a pas été imposé d’en haut. Extraordinairement, la forme populaire qu’a prise la technologie informatique comme une multiplicité d’ordinateurs personnels connectés en un réseau global n’était pas dans les plans d’un quelconque pouvoir technico-marchand voulant valoriser des capitaux. Elle est née d’initiatives d’individus qui n’avaient ni capitaux, ni visée affairiste, mais le savoir, la compétence intellectuelle et la curiosité d’explorer des voies techniques inédites et qu’ils jugeaient libératrices. C’est ainsi que, de naissance, Internet est un réseau de communication décentralisé. Il le reste. Même s’il est aujourd’hui l’enjeu d’un effort de contrôle venant d’une part des États, d’autre part de la lutte d’influence de grands groupes marchands.

Nous avons ainsi une liberté par rapport à l’informatique que nous n’avons pas concernant les autres techniques populaires récentes, telles l’automobile, le téléphone, la télévision, etc. On pourrait même dire que la mercatocratie – le règne du pouvoir marchand – a senti le vent du boulet à la fin du siècle dernier en voyant se développer de manière accélérée, par Internet, un système de communications et d’échanges de biens court-circuitant allègrement la monnaie et les profits marchands (ce qui explique la fébrilité soudaine des investissements marchands qui a créé la bulle Internet de l’an 2000).

L'arrivée de Big Data

Pourtant, passées une vingtaine d’années d’exaltation devant le déploiement d’une nouvelle liberté dont nos parents n’auraient même pas oser rêver – le monde entier à portée de quelques mouvements de doigts, la communication possible avec quiconque sur la planète –, nous prenons conscience que ces possibilités de circulation de l’information sont en train de pulvériser notre liberté à un niveau fondamental : la disposition de notre vie privée.

Les portails d’accès à Internet et les moteurs de recherches qu’on présente comme passages obligés permettent de collecter des données sur nos intérêts ; ces données couplées avec les paiements par téléphone mobile, et peut-être aussi par cartes de crédit, sur Internet ou en magasin, peuvent permettre d’affiner notre profil de consommateur. Tout cela peut se retrouver dans les publicités ciblées qui accompagnent notre navigation sur Internet – voir à ce sujet Sous l'œil de Big Data – ou polluent notre messagerie. Notre participation aux réseaux sociaux comporte en outre le risque d’un contrôle social plus large, par exemple s’il est consulté pour une candidature d’embauche, ou même pour alimenter un contentieux devant une juridiction. Sans compter que la maîtrise de la confidentialité de ce qu’on y met reste relative : même si je supprime des données, quel sera leur devenir là-bas sur le serveur ? Il y a aussi le problème du traçage d’un individu par son téléphone mobile, à la fois dans ses déplacements et dans ses communications. Il faut ajouter à cela l’externalisation croissante, sur les serveurs, des activités informatiques et du stockage des données – ce qu’on appelle le « Cloud » – qui dessaisit de leur plein contrôle. Enfin il y a l’espionnage des individus par les organismes étatiques de renseignement. Celui-ci peut s’opérer soit par branchement sur les supports matériels du réseau, soit par réquisition auprès des firmes-major d’Internet – voir les révélations d’Edward Snowden.

Ainsi, du côté des pouvoirs sociaux, l’informatique permet aujourd’hui la collecte d’une masse gigantesque de données sur la vie et les comportements des individus. C’est le Big Data.

La défaite du droit

Nous avions été avertis, par quelques esprit lucides (voir Orwell, 1984), de cette perspective totalitaire du progrès technique. Mais nous nous sommes quand même laissés surprendre. D’une part nous vivions dans l’atmosphère de libération en laquelle s’est développée l’informatique qui consistait en un immense élargissement de nos possibilités de choix – choisir son matériel, son système d’exploitation, ses logiciels (souvent téléchargés gratuitement), choisir de « naviguer » où bon nous semble, de s’exprimer sur le Réseau, etc. D’autre part nous nous croyions protégés par le droit.

La protection de la vie privée fait en effet partie (art. 12) de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies ; elle est reprise par l’article 9 du Code civil français ; et surtout, face aux menaces liées aux nouvelles possibilités des techniques informatiques, par une institution dédiée à sa défense, en France, la CNIL, qui stipule explicitement : « Toute personne peut, gratuitement, sur simple demande avoir accès à l’intégralité des informations la concernant sous une forme accessible (les codes doivent être explicités) » ou « Toute personne peut s’opposer à ce qu’il soit fait un usage des informations la concernant à des fins publicitaires ou de prospection commerciale ou que ces informations la concernant soient cédées à des tiers à de telles fins. »

Mais, aujourd’hui, c’est à peu près tous les sites commerciaux que je consulte sur Internet qui ont une fiche de données sur moi – un « profil utilisateur » – qu’ils alimentent à chaque connexion par l’intermédiaire de « cookies » (disons des balises) qu’ils ont laissés sur mon terminal ! Cela va plus loin : on m’offre moteurs de recherche, logiciels, invitations pressantes à cliquer,  etc., uniquement pour emmagasiner des données sur moi afin de les vendre. D’ailleurs, c’est très ouvertement que la récolte systématique des données personnelles par Internet, aussi poussée que possible, est promue et enseignée comme la bonne pratique commerciale aujourd’hui ! La loi sur la protection de la vie privée est constamment bafouée et, en fait, devenue inapplicable : comment chaque citoyen pourrait-il « gratuitement, sur simple demande avoir accès à l’intégralité des informations le concernant sous une forme accessible » de la part de Google, ou de toute autre entreprise qui le fiche ?

La primauté de l’état de droit – tant proclamée comme privilège des démocraties modernes – est ici une illusion. Le droit a été sacrifié sans vergogne au commerce. La mercatocratie s’est trouvée dangereusement contestée par l’essor de l’informatique connectée. Il fallait qu’elle riposte. Elle devait trouver un moyen d’exploiter commercialement cette nouvelle technologie. Elle a d’abord utilisé Internet comme support publicitaire et comme interface de vente. Mais cela ne lui a pas suffit. Elle a vu qu’elle pouvait plus, elle a imposé le ciblage des individus à partir de leurs traces collectées sur Internet. Ce n’est pas légal, mais c’est devenu légitime. Puisqu’en notre opinion commune contemporaine, ce qui est bénéfique pour l’économie marchande est forcément légitime. Et l’on peut anticiper que l’on proposera bientôt de changer la loi, puisque la dépossession de la vie privée est devenue une exigence économique. Tout le sens de l’idée de « mercatocratie » est dans ce fait.

Ce qu’est la vie privée

Mais cette dépossession peut-elle être acceptable ? Pour répondre il faut avoir une idée sur ce qu’est essentiellement la vie privée. Vie « privée », soit, mais privée de quoi ? De la vie publique. L’origine du mot est latine (privatus) ; en effet, chez les Romains (et déjà chez les Grecs), la véritable vie humaine se déroule dans l’espace public – celui de la cité où l’individu prend ses responsabilités de citoyen pour décider selon quelles valeurs il va s’organiser et vivre en société ; car « l'homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l'injuste » (Aristote, Politique I,1). Dans sa vie privée l’individu enferme son activité dans l’espace clairement délimité de l’habitation et de ses dépendances afin de satisfaire ses besoins, c’est-à-dire de pourvoir aux nécessités de l’entretien et de la reproduction de la vie. Et c’est parce qu’il a ainsi conforté sa vitalité dans l’espace privé qu’il a la liberté d’agir au mieux dans l’espace public.

La vie privée apparaît alors n’être que relative la vie publique : elle n’en est que le moyen nécessaire Elle n’est pas une valeur en soi (après tout, nos besoins vitaux ne nous apparentent-ils pas à l’animal ?). Dans une société d’abondance (comme la nôtre), en laquelle les besoins vitaux sont aisément assurés, elle semble pouvoir être légitimement sacrifiée, ou du moins réduite à son minimum. La rapide régression actuelle de la vie privée ne serait-elle pas dans l’ordre des choses ?

Le marché comme pseudo espace public

Non, car ce délitement de notre vie privée ne se fait pas au profit de notre vie publique. Hannah Arendt montre de façon convaincante, dans Condition de l’homme moderne, que la véritable vie publique est le champ d’expression de notre liberté proprement humaine, alors que cet espace « public » qui nous happe en défaisant notre vie privée n’est que l’extension à l’ensemble de la société de la gestion des besoins auparavant dévolus à l’économie de la maisonnée. Concrètement, l’espace marchand d’Internet ne casse les limites de notre vie privée que pour gérer nos besoins au niveau du groupe social, lequel s’appelle, en l’occurrence, un « marché »; mais c’était déjà le cas bien avant Internet, dès lors que nos besoins nous étaient suggérés de manière pressante par la publicité, et leur satisfaction orientée vers l’achat de marchandises. Si bien que cette actuelle démolition de la vie privée n’est que la brutale accélération, rendue possible par la révolution technologique informatique, d’une tendance qui remonte à près de deux siècles avec l’apparition de l’industrialisation.

Nous pourrions peut-être faire le deuil de notre vie privée, si nous savions gagner à coup sûr, dans cette gestion sociale des besoins et de leur satisfaction par le système marchand, la sortie de la précarité par l’accès à l’abondance. Mais nous connaissons maintenant les effets induits de ce système économique : la précarité chassée par la porte revient par la fenêtre. Nous ne sommes plus sûrs de l’air que nous respirons, ni de l’eau que nous buvons, nous découvrons régulièrement des poisons dans nos aliments, nous sommes confrontés à d’incessants soubresauts climatiques, nous voyons notre environnement naturel s’appauvrir année après année, etc., pour nous en tenir aux facteurs écologiques.

Le dommage est encore plus profond qu’une simple déportation de la précarité si l’on se rend compte que la perte de l’espace privé s’inscrit dans un processus global qui nous intègre malgré nous dans un espace pseudo public – le marché – qui ne s’accroit qu’à la mesure de la régression du véritable espace public (à ce propos, il ne faut pas être naïf : les commentaires et avis sur les sites marchands ne sont pas d’intérêt public, ils sont largement manipulés). Non seulement nous restons dans la précarité vitale, même si celle-ci changeant de modalités est moins directement vue, mais en même temps que nous perdons notre espace privé, nous perdons de l’espace public. On constate que les lieux d’échanges publics – tels les places publiques – sont de plus en plus accaparés par les commerces et leurs sollicitations marchandes. De même Internet offre une proportion toujours plus importante de sites, de messages, à visée marchande, par rapport aux espaces dédiés à l’intérêt public – tels Wikipedia, l’Encyclopédie Agora, etc.

Le formatage de l’homme-consommateur

Pourtant, les sites d’intérêt public, surtout s’ils ne sont pas pollués par des publicités adventices, restent énormément fréquentés. Cela prouve qu’ils répondent à une demande populaire forte de vie publique. C’est le moment de nous rappeler que l’informatique est une technologie née exemplairement libre et qu’elle garde en ses « gènes » cette force de liberté. Ainsi l’emprise marchande a régulièrement été bousculée par des initiatives populaires d’intérêt public : le logiciel libre contre la mainmise de Microsoft et d’Apple, la pratique de l’échange entre deux (« pair à pair ») contre les sites de vente, et bien sûr, pour le problème qui nous occupe, les outils de préservation de l’anonymat sur Internet – voir à ce propos l’éclairant état des lieux que présente Werner Koch.

Mais cette résistance est-elle la garantie de la sauvegarde à long terme d’une vie publique qui permette à chacun de vivre humainement ? Car il faut remarquer que cet espace pseudo public du marché, qui prétend gérer collectivement nos besoins en lieu et place de l’espace privé de la maisonnée, a de ce fait un impact éducatif. Avec l’espace privé qui se délite, l’enfant est mis très tôt sur le marché, et ceci de façon délibérée comme le montrent les campagnes de publicité qui lui sont dédiées à travers les programmes pour enfants sur les divers médias dont Internet et les stations de jeu. L’« idéal du moi » sur lequel l’enfant a besoin de s’appuyer pour s’élever vers l’état adulte, devient flou en tant qu’il vient de la vie privée, c’est-à-dire des parents ou autres proches ; par contre il devient très consistant en tant qu’il est distillé à longueur d’annonces à visée marchande. Il n’est donc pas indifférent que l’enfant grandisse dans la référence insistante à un idéal d’homme/femme-consommateur dont toute l’intimité semble appartenir au marché. On peut alors être dubitatif quant à sa capacité future, quand il sera devenu biologiquement adulte, à prendre ses responsabilités dans l’espace public et ainsi à le faire vivre.

Alexis de Tocqueville avait, à l’aube de l’industrialisation, très bien anticipé cette possibilité d’annihilation de l’espace public : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul … » De la démocratie en Amérique (1840)

La vie privée, condition de la liberté

Qu’est-ce qui manque à cette foule d’individus indifférents qui ont les mêmes désirs, fréquentent les mêmes enseignes, dans des centres commerciaux interchangeables, lorgnant sur les mêmes produits, s’émouvant selon les mêmes effervescences médiatiques, et étant réduits à se différencier par des effets de surface (vêtements, coiffure, maquillage, tatouages, etc.) ? Il leur manque une véritable vie privée, à ses deux niveaux, familial et personnel.

On comprend, pour l’avoir chacun tant vécu, qu’au niveau familial les écrans – la télévision, les stations de jeu, Internet – peuvent être des siphonneurs de vie privée. On soupçonne que les images récurrentes de la propagande (marchande ou autre) puissent signifier un appauvrissement de l’intimité personnelle en ce qu’elles « pré-occupent » l’esprit, à l’encontre de la spontanéité créatrice de son imaginaire, en l’orientant vers des possibilités socialement convenues, ce qu’on appelle des « clichés » (voir à ce propos mon article L'imagination, outil de libération ?)

Ce qui se perd dans cette intrusion incessante des messages des pouvoirs sociaux dans la sphère privée, c’est l’approfondissement de sa singularité : ce en quoi chacun est unique et peut apporter dans l’espace public ce qu’aucun autre ne peut apporter à sa place. C’est sa singularité qui donne un sens à sa liberté. La préservation de la vie privée – un espace de vie pleinement à soi, dont nous ne retrouverions pas les traces appauvries parce que traitées en un certain sens, toujours le même, trivial, sur les medias – est donc la condition nécessaire et suffisante à la sauvegarde d’un espace public, et donc d’un avenir humain.

Cela sera peut-être mieux compris si l’on rappelle que la vie privée est l’espace qui prend en charge les nécessités de la vie. Or, il apparaît ici qu’il faut étendre ce domaine de la nécessité au-delà des simples besoins vitaux. Car l’homme est aussi dans la nécessité d’être libre : contrairement aux autres espèces à la finalité assignée par la biosphère, c’est l’homme lui-même qui doit choisir ce qu’il fait de sa vie. Autrement dit, il doit choisir son Bien (ne pas choisir, c’est choisir que d’autres choisissent pour soi). Il doit donc répondre à cette nécessité, c’est-à-dire se rendre capable de bien exercer cette liberté. Or, l’espace privé est le premier lieu d’exercice de sa liberté. On peut donc considérer qu’il est le lieu privilégié de sa découverte et de son apprentissage. Dans le cadre familial l’enfant essaie de comprendre les choix de ses proches (ce qu’illustre le questionnement du petit enfant à ses parents), dans son intimité personnelle, il enrichit par son imaginaire le monde de possibles qu’il peut ensuite mettre à l’épreuve déjà par le jeu, et ensuite dans la réalité, soit en essayant, soit en se confrontant à l’opinion d’autrui.

L’exercice de sa liberté est l’affaire la plus importante de l’homme. Avant d’être transplantée dans l’espace public pour le faire vivre, elle doit se cultiver de manière protégée, en serre. Et cette serre est la vie privée !

* * *

Big Data, la collecte massive de données personnelles par l’informatique, est surtout redoutée pour les informations mêmes qui ainsi nous échappent et peuvent être utilisées à notre détriment. La réponse à cette menace existe et elle est accessible à tous : elle consiste à rendre sa navigation sur le Réseau anonyme (masquage de son adresse IP) et à crypter ses messages. Mais soyons réalistes ! Les mémoires numériques ont aujourd’hui de telles capacités, et il y a une telle quantité d’informations qui circulent pouvant être emmagasinées par les programmes espions que le problème n’est pas la récolte, ni même son stockage, mais son exploitation. Le risque ne serait-il pas plutôt celui d’une sorte d’apoplexie du système : un blocage du flux de données par incapacité de les digérer ?

En fait, pour apprécier correctement la menace de Big Data, il faut distinguer entre l’espionnage étatique et le traçage marchand. Il faut être clair : l’espionnage étatique peut être légitime car il peut être d’intérêt public d’espionner des individus qui développent des projets dangereux pour la collectivité. Bien sûr, écrivant ceci on se démarque de l’espionnage systématique et excessivement large qui semble être pratiqué actuellement par certains États ; en état de droit, il devrait être encadré par la loi et contrôlé par des magistrats.

D’autre part, en ce qui concerne le traçage marchand, c’est psychologiquement pesant, voire humiliant de se voir ainsi réduit à un certain désir parce qu’on a consulté un jour une page. Il y a un réel dommage, mais somme toute assez bénin pour qui est lucide et sait que ce qui croit connaître ainsi nos goûts n’est que machine – un robot-programme. Et comment pourrait-il en être autrement pour les milliards de « profils utilisateurs » qu’accumule un major d’Internet ?

Il reste que Big Data donne la possibilité de cibler un individu particulier, pour une intention bien précise, en ayant la capacité de mettre quasiment à nu sa vie privée. Mais cela ne peut-il pas être parfois nécessaire ? C’est un problème de vie publique. De même, si les lois sur la protection de la vie privée ne sont pas appliquées pour le commerce sur Internet, si les États espionnent sans contrôle leur citoyens au gré des fantaisies de responsables occultes de la sécurité, ce sont encore des problème de vie publique.

Le problème de fond est bien que la vie publique soit aujourd’hui exsangue (sauf sur Internet où elle est encore vivace). Elle l’est parce que l’espace public a été largement annexé par les intérêts marchands qui détournent chacun de sa responsabilité concernant les valeurs et l’avenir de la collectivité. Or, nous savons que cette dévitalisation de l’espace public n’est rendue possible que par l’anémie de l’espace privé. Et l’espace privé est justement celui en lequel nous pouvons toujours agir efficacement.

Préservons notre vie privée ! Tel est le mot d’ordre premier. Cela ne signifie que secondairement : rendons-nous anonymes sur Internet. Cela signifie prioritairement : rendons-nous disponibles à nous-mêmes et aux autres, et d’abord soyons judicieux dans l’usage des écrans. Nos enfants veulent vivre libres et cherchent dans nos choix la voie pour y parvenir !

Nous avons tant dépensé d’énergie pour assurer nos besoins vitaux, et nous avons eu quelques succès dans l’abondance de la production industrielle (quoique la médaille ait un inquiétant revers fait d’injustices et de dommages écologiques). Mais nous avons négligé d’assurer notre liberté. Et nous voyons aujourd’hui cette énorme excroissance marchande – la fonction marchande a son rôle nécessaire mais limité dans la vie sociale (voir mon article sur l’économie) – assécher notre vie privée et détourner l’espace public.

Finalement Big Data est bien un lourd nuage qui menace notre avenir ; mais pas tant pour ce qui pourrait en tomber que par la profonde dépression – celle de notre vie privée – qui l’a fait naître.

mercredi, janvier 08, 2014

L'humain à flux tendu

 L'abord temporel n'apporterait-il pas la meilleure compréhension du mal-être de l'homme contemporain ?

_____________________________________

 « … nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient. »
Pascal, Pensées Br. 172 (1669)

Le problème récurrent est celui-ci : pourquoi vivons-nous si mal dans l’abondance, alors même que l’abondance a toujours été le rêve de nos aïeux pour pouvoir enfin bien vivre (je me place ici du point de vue du peuple, autrement dit de l’immense majorité) ?

Pour éclairer cette question, il est intéressant d’approfondir le phénomène particulier du mal-être délibérément créé par l’organisation spatiale des nouvelles gares TGV.

Gare TGV d'Aix-en-Provence janvier 2014
Pour résumer, on peut dire que ces nouvelles gares ne sont plus construites et organisées pour nous accueillir, mais pour nous mettre dans l’attente de la consommation d’un bien (ici un service de transport).

On imagine aisément un cadre supérieur, diplômé tout ce qu’il faut, auquel on a assigné la mission – dont la valeur lui parut incontestable – de réduire par tous les moyens le temps d’attente des usagers. On peut même aussi imaginer qu’il lui a été suggéré : « Et si vous supprimiez l’espace dédié à la salle d’attente, et même, pourquoi pas le traditionnel buffet de la gare ? Un restaurant VIP à l’extérieur [on en a construit un à cent mètres de la gare Aix TGV] ne suffirait-il pas ? Nous aurions un endroit tranquille et confortable [comprendre : loin de la promiscuité populaire] lors de nos missions sur place ! » Et ce haut cadre-diplômé-tout-ce-qu’il-faut aurait eu un frisson d’aise en se voyant l’agent de tant d’audace pour faire avancer la société sur la voie du progrès.

Il faut essayer de comprendre notre cadre décideur avant de le juger, et pour cela mettre à jour les préjugés qui lui ont permis d’investir la réduction du temps d’attente en gare comme un bien incontestable. De fait, toute attente est un mal parce qu’elle est, comme disait Épicure, « un trouble de l’âme ». Celui qui attend est en effet celui qui est dans l’insatisfaction du présent.

Mais, pour autant, les voyageurs en gare avec leur billet restent-ils sans répit dans l’attente de leur train ? Bien sûr que non ! Certes, la gare est utile pour prendre son train, mais elle peut être intéressante de bien d’autres manières : on peut y faire des rencontres, y retrouver une certaine atmosphère conviviale, y trouver matière à contempler les manifestations hasardeuses de l’éternelle comédie humaine, etc.

Autrement dit, le voyageur n’a pas besoin du technocrate de la Société des chemins de fer pour réduire son temps d’attente. Il sait très bien le réduire tout seul, et de manière très positive : par de multiples intérêts, il met entre parenthèses l’utilité de monter dans son train. Certes, du coup il peut « rater » son train. Mais justement l’aléatoire introduit par cette compétition intérieure des intérêts est le signe d’une existence vraiment humaine ; elle fait que le voyage en train est une aventure et non pas simplement un mouvement mécanique.

Le véritable préjugé du technocrate décideur est donc que le voyageur ne peut qu’attendre son train. Et ce préjugé lui vient du milieu idéologique dans lequel il s’est formé. C’est celui de la théorie économique de l’industrialisation (ce qu’on appelle l’« économie politique »). Et l’homme de cette théorie est un homme de besoin : il ne peut être que dans un rapport de nécessité avec le bien qu’il convoite et ne saurait être en repos tant qu’il ne l’a pas obtenu. Cette conception moderne de l’économie – et ses alternatives – est examinée dans mon article Du grand silence de l’économie bavarde. Il ne saurait donc y avoir, de ce point de vue, d’homme disponible dans une gare. Car pour l’idéologie économique dominante un tel homme ne peut qu’être affligé d’un indice négatif : c’est un homme qui perd son temps.

Et c’est bien sur ce problème de temps qu’il faut porter son attention pour y voir plus clair dans le mal-être de l’homme contemporain en situation d’abondance.

Le temps de l’homme de l’économie contemporaine est censé être entièrement occupé par le succession cyclique du travail et de la consommation. Travail vécu dans la contrainte parce qu’il est essentiellement moyen d’acquérir de la valeur d’échange ; et consommation qui représente le moment de la jouissance par la dépense de cette valeur d’échange. Certes, au long des décennies, depuis le début de la révolution industrielle il y a deux siècles, le temps de travail a globalement régressé ; mais finalement l’homo œconomicus rêvé par le marchand a progressé car le temps de non travail est toujours plus sous contrôle de la logique économique : il est de plus en plus accaparé par les consommations que ce soit dans les loisirs, par le shopping, ou même jusque dans le repos et le sommeil (neuroleptiques).

Notons qu’en tout ce temps de travail/consommation l’homme ne s’appartient pas lui-même. Le travail le rend étranger à son activité présente puisque celle-ci n’est pas accomplie pour son propre produit mais pour la valeur d’échange (tel le salaire) qu’elle permettra d’obtenir. La consommation engendre une modification physiologique satisfaisante – le plaisir – laquelle apporte un moment de jouissance qui peut être décrit comme extase, c’est-à-dire sortie hors de soi-même (ex-stase – la jouissance correspond effectivement à un certain effacement de la conscience de soi et du monde).

Plus que jamais, les hommes du XXI° siècle peuvent dire avec Pascal (voir citation en exergue) que « nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres » alors que nous négligeons le « seul qui nous appartient » qui est le présent. Car, aussi bien dans l’attente d’une consommation que dans sa jouissance, les hommes s’absentent du présent. Nous disons bien « présent » qui tout autant signifie « cadeau ». Le présent est un cadeau. Tout simplement parce qu’une vie pleinement humaine doit être pensée comme une vie en laquelle l’individu est disponible pour recevoir ce qui lui apporte le présent.

Ceci n’est pas seulement une belle idée mais renvoie à des situations concrètes :

  • La disponibilité au présent se manifeste le plus souvent par le sentiment d’étonnement. Il faut donner à ce sentiment une portée très large. Il y a étonnement chaque fois que la réalité nous surprend de telle sorte que nous sommes stimulés à mieux la connaître. Et, si l’on fait attention, tant de choses peuvent nous surprendre ainsi, c’est-à-dire nous étonner ! Et d’abord autrui car « Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en n’est pas de plus grandes que l’homme. » Sophocle, Antigone (IV° siècle av. J.-C.) Dans le monde économique contemporain, l’individu n’est pas censé s’étonner. Il est censé être surpris – c’est un ressort essentiel de la publicité – mais c’est la surprise de se savoir possesseur d’un besoin qui le met en chasse d’un produit de consommation et donc qui l’évacue de l’attention au présent.
  • La création implique aussi une disponibilité au présent. Par création on entend la production d’une œuvre originale qui exprime la personnalité de son créateur. Le domaine de la création est celui de l’art et de l’artisanat qui de ce point de vue sont inséparables. Or le créateur est celui qui ne réduit pas son œuvre à la réalisation d’un plan prédéfini, il invente au fur et à mesure en tirant parti des opportunités que révèle le matériau se transformant sous son action. Ainsi « Un beau vers n'est pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. » Alain, Système des beaux-arts (1926) Le mode de production promu par l’économie moderne – l’industrie – qui fournit de façon mécanique un nombre indéfini d’exemplaires identiques d'un bien, exclut une telle création.
  • La contemplation est une autre occurrence de cette disponibilité au présent. L’artiste/artisan prend le temps de contempler son œuvre achevée. Ce temps de contemplation est bien différent d’un exercice d’autosatisfaction ; il est un moment de satisfaction proprement humaine, comme une extension de soi par la pensée du petit surplus de valeur du monde acquis par l’exercice de ses facultés. D’ailleurs la contemplation a vocation à se partager : on contemple l’œuvre d’autrui, artiste ou artisan – « C’est le pain de Untel ! », et ce pain est un instant contemplé avant d’être consommé. On peut contempler aussi un phénomène naturel. Toujours la contemplation est le temps de pause où l’esprit s’amplifie de l’expression d’une valorisation du monde. Dans une vie de travail/consommation, la contemplation n’a pas lieu d’être.

Au bout de cette analyse, on comprend que la pratique du flux tendu – jamais d’actifs économiques dormant – n’est que l’organisation de la vie sociale de telle sorte qu’il n’y ait plus de temps « perdu » à s’étonner, créer, contempler, c’est-à-dire à vivre en une temporalité proprement humaine qui est de disponibilité au présent.

On peut même soupçonner que la nécessité de la suppression des salles d’attente et des buffets de gare était déjà inscrite dans les prémisses de l’économie politique posées par Smith et Ricardo dès la fin du XVIII° siècle, alors même que les gares ferroviaires n’existaient pas encore (mais existaient les « postes aux chevaux »).

Autrement dit, l’économie politique s’approcherait comme jamais de la plénitude de sa concrétisation en généralisant les techniques de flux tendu dans l’organisation sociale. « Généraliser » consiste ici non pas à simplement étendre ces techniques à l’actif qu’est l’individu humain – c'est déjà fait dans le travail – , mais plutôt à les étendre aux activités humaines en dehors du temps de travail. Car lorsqu’il n’est pas mis au travail, l’humain est toujours, du point de vue marchand, un actif potentiel comme consommateur. Pour le coup la mercatocratie (le pouvoir marchand sur la société) se révèle proprement totalitaire : elle tend à soumettre à sa logique la totalité de la vie des individus

Mais il est intéressant de remarquer que si aujourd’hui seulement on s’avise de supprimer les salles d’attente et autres buffets dans les lieux d’interface de transport, ce ne peut être qu’en vertu d’une longue résistance de la temporalité proprement humaine – s’étonner, créer, contempler – au temps d’élision du présent de la logique économique.

Longtemps le pouvoir marchand a du transiger. Il lui a fallu accepter, financer, entretenir des espaces publics de libre disponibilité au présent. Mais en induisant des changements culturels en profondeur, bien mis en évidence par Christopher Lasch dans Le complexe de Narcisse (1979), la mercatocratie est parvenue à valoriser un profil humain qui intègre la disponibilité au présent comme relevant de valeurs dépassées.

Que sont les espaces publics devenus ? Ces espaces où les enfants pouvaient jouer, les générations se rencontrer, les familles se retrouver, etc., simplement dans la disponibilité au présent ? On trouve régulièrement à leur place des parkings et des centres commerciaux. Les espaces publics deviennent aujourd’hui, de manière accélérée, des espaces de passage, traversés rapidement par des individus isolés et indisponibles.

L’être humain du XXI° siècle est requis à vivre sans répit comme actif travailleur/consommateur que l'on s'efforce de plier à la logique des flux tendus afin de maximiser les profits marchands. Il vit ainsi dans un temps de travail/consommation qui n’est pas le sien car il ne peut y faire valoir son humanité. De là vient son profond mal-être au milieu de l’abondance de biens dont il peut profiter.

Mais connaître d’où vient son mal, n’est-ce pas la bonne voie pour en guérir ?