mercredi, mai 21, 2014

Qui est l’homme-écocidaire ?

Le Rapport Planète Vivante synthétise, sous l’égide de la WWF, la collecte des informations venant de très nombreux organismes qui, sur toute la planète, observent l’évolution de l’état de la biodiversité, des écosystèmes et de la pression humaine sur les ressources naturelles. En sa dernière édition (2012), ce rapport constate que l’effectif des populations vertébrées sur la planète – hors l’homme – a diminué de 30 % entre 1970 et 2008, et de 60 % pour les seules régions tropicales. Et, depuis 2008, il est certain que l’activité ravageuse de l’homme n’a fait que s’aggraver, ne serait-ce que par les menées de déforestation tropicale. Dès 2008, l’empreinte écologique humaine – les prélèvements humains sur la biosphère – était déjà supérieure de plus de moitié à la biocapacité de notre planète.

On continue ?

Bien sûr, tout être humain sensé répond « Non ! »
Et pourtant, bien que l’orientation désastreuse de l’activité humaine soit d’opinion commune depuis au moins deux décennies, on continue !

Là est l’étonnement devant cette humanité de la seconde décennie du XXIème siècle : pourquoi la connaissance du précipice qui se rapproche ne l’amène-t-elle pas à réorienter son activité dans une direction qui lui donne un avenir ?

Pour surmonter la sidération d’un tel problème on peut transformer la question initiale.

Qui continue ?

Cette question a deux réponses apparemment contradictoires et également justifiables : quasiment personne et quasiment tout le monde.

Quasiment personne ? C’est une infime minorité d’humains de pouvoir et de cupidité qui engagent l’humanité vers les comportements écocidaires – c’est-à-dire dommageables pour la biosphère par destruction massive de ses écosystèmes. Ce sont bien sûr les dirigeants des puissantes entreprises marchandes (dont les multinationales) qui ne regardent un site naturel que comme une source de matières premières, ce sont aussi les dirigeants politiques qui s’appuient sur leurs exactions pour prospérer dans leur position de pouvoir.

Quasiment tout le monde ? Le système marchand fondé sur l’exploitation de l’environnement naturel comme réservoir de matières premières et comme déchetterie ne peut fonctionner que par la participation délibérée de l’immense majorité des humains. Et de fait, ils y participent très souvent par leur travail et leurs consommations. Quand nous disons « délibérée » nous signifions simplement qu’il y a toujours un élément de choix pour cette participation – sauf situations d’esclavage devenues exceptionnelles.

En vérité la contradiction entre les deux réponses est surmontée dès que l’on comprend que la fracture entre l’homme-écocidaire et l’homme-écologiste passe à l’intérieur de chacun de nous.
Pour le dire de manière courte : nous incarnons l’homme-écologiste lorsque nous sommes raisonnables ; nous incarnons l’homme-écocidaire lorsque nous sommes menés par certaines de nos passions.
On connaît l’homme raisonnable : c’est celui qui réfléchit à son but et au meilleur moyen de l’atteindre avant de s’engager sur un chemin.
L’idée de l’homme passionné peut être plus confuse, car on valorise volontiers la passion en notre culture comme une modalité plus authentique de notre vie que la banalité de la vie quotidienne.
Mais les hommes savent depuis très longtemps – bien qu’ils aient voulu l’oublier depuis l’époque de la Révolution industrielle (fin XVIIIème) – que la passion peut être fort nuisible.
La passion est en effet, par nature, la manifestation d’un désir qui est :
excessif. Il ne sait pas se donner des limites en fonction de données extérieures à l’état subjectif.
impérieux. Il exige une satisfaction toutes affaires cessantes. Il se subordonne pour cela tous les autres désirs.
irrationnel. Il récuse qu’on le remette en cause en fonction d’autres buts que son objet propre. Par contre, il se subordonne volontiers la raison pour réaliser son but.
régressif. Il ramène le passionné sur des positions psychologiques infantiles.
interminable. Parce que sa seule base est fantasmatique, c’est un désir qui se reconduit de sa satisfaction même. Pour le passionné, il en faut toujours plus.[1]

Nous nous activons très souvent pour satisfaire ces trois passions cardinales de la condition humaine que Kant avait décrites[2] comme la gloire – vouloir être le premier –, la domination – vouloir être le  plus fort –, la cupidité – vouloir posséder plus qu’autrui.

On voit très bien que ce sont des passions qui sont à la fois propres à l’enfance et très présentes dans notre vie sociale d’adultes. Ce sont aussi des passions qui engagent nécessairement les individus dans des compétitions qui n’ont pas de terme. En fait, remarque Kant, ce sont des passions qui amènent inévitablement à vouloir influencer autrui. Ce sont toutes des passions de pouvoir. Elles sont, pour cela, parfaitement congruentes à l’organisation marchande de la société.

Réussir dans les affaires, c’est non seulement accumuler des profits mais aussi devancer la concurrence sur un marché et, ainsi, être en position d’exercer une domination sociale. Mais on retrouve l’expression de ces passions tout autant du côté de la consommation. On sait à quel point l’achat de biens est déterminé par les signes de statut social que renvoie leur possession. Mais il ne faut pas ignorer non plus combien la technicité des biens peut satisfaire par la domination sur l’environnement naturel qu’elle signifie. De même du côté du travail est à l’œuvre, outre la motivation pour le salaire, la compétition des salariés pour la promotion dans l’entreprise et dans la société. On pourrait ajouter que le travail peut apporter une satisfaction de domination de la nature quand il consiste à transformer des éléments naturels au service des buts humains (pensons à ceux qui, aujourd’hui même, détruisent de la forêt primaire au tractopelle).

Il faut comprendre que la satisfaction passionnelle – ici la gloire, la domination et la cupidité – se réalise essentiellement au niveau de l’imaginaire, il faut même dire de manière plus précise « fantasmatique », car il s’agit d’agrégations d’images archaïques récurrentes, insistantes, portant des désirs infantiles. C’est pourquoi tel PDG d’une grande entreprise qui se bat bec et ongles pour obtenir un substantiel « parachute doré » n’aura pratiquement aucun gain supplémentaire du point de vue de l’utilité réelle des biens : son niveau de vie est tel qu’il peut déjà avoir, jusqu’à sa mort, tout ce qu’il lui faut. Mais il en est de même du consommateur commun qui s’empresse d’acheter le dernier modèle de smartphone : il achète le plus souvent ce type de satisfaction imaginaire régressive sans gain réel d’utilité pratique. C’est peut-être même l’inverse qui est vrai car il s’encombre d’un nouvel objet compliqué à gérer et vite répudié parce que la satisfaction passionnelle n’apporte jamais le contentement durable.

Dans leurs lumineux et spacieux bureaux de verre en haut des tours dominant la cité, richement équipés, et même agrémentés d’œuvres d’art de valeur, les managers de grandes entreprises ont-ils des comportements réellement démarqués des bambins dans la halte-garderie qui essaient de s’approprier les jouets et veulent interdire aux autres l’entrée dans ce qu’ils ont décidé être leur espace ? Ont-ils des comportements dont la visée diffère vraiment de celle des animaux qui se battent pour la prééminence à l’accès à la nourriture et qui marquent leur territoire pour le protéger sourcilleusement ? Non, ils ne se comportent pas de manière raisonnable, ils se comportent de manière passionnée ! Et c’est seulement ainsi que l’on peut rendre compte de l’inconséquence de leurs décisions concernant l’avenir collectif.

Mais nous-mêmes, simples travailleurs et consommateurs, versons régulièrement dans les mêmes passions et prenons des décisions de même inconséquence, même si elles n’ont pas des effets aussi lourds.

Globalement, on peut dire que c’est parce que l’homme contemporain se comporte de manière si peu humaine qu’il est l’homme-écocidaire. Car si sous nos yeux diminue si vite la variété des espèces vivantes, si la glaciation bétonnière envahit si implacablement nos paysages, c’est parce que le caractère passionnel des buts humains engendre cet activisme forcené qui ravage aujourd’hui notre planète.

Mais ne regrettons pas le passé. L’orientation passionnelle était prise depuis bien longtemps. Avant que les fantasmes archaïques humains ne trouvent leur incitateur principal dans l’argent – i. e. la valeur d’échange – ils l’ont trouvé, au long des siècles jusqu’à l’époque moderne, dans la force. Et si ce n’était pas l’environnement naturel qui souffrait, c’étaient régulièrement et massivement les humains les plus faibles.

Mais il faut dire mieux ! Il faut prendre au sérieux l’hypothèse que jamais l’humanité n’a été aussi proche de l’état adulte qu’aujourd’hui – on appelle « état adulte » l’état de l’être humain en lequel sa raison est toujours capable de prévaloir. Qui peut s’accommoder de l’inconséquence de pouvoirs sociaux ne parlant que de la perspective d’une forte croissance et d’un plein emploi ? Les humains ont besoin de croire en l’avenir, et ils ne peuvent plus croire en cet avenir-là. La preuve en est ce qui se passe aujourd’hui dans la conscience populaire. Écoutons-nous les uns les autres, en dehors du corsetage des rôles sociaux. Écoutons-nous avec suffisamment de disponibilité. Ne vient-il pas presque toujours à la parole le refus de cette inconséquence dominante et les essais de s’ouvrir une perspective qui redonne de l’espoir en l’humanité ? Qui peut répertorier combien de tentatives sont faites à travers le monde par des gens de conditions les plus diverses et les plus humbles, pour concrétiser, collectivement mais à leur mesure, un autre sens de l’activité humaine, un sens qui soit non écocidaire mais raisonnable, un sens qui restitue l’avenir ?

L’homme-écocidaire est à la fois omniprésent et extrêmement minoritaire.
– « omniprésent ». C’est nous tous, lorsque nous adhérons, dans notre visibilité sociale de travailleurs/consommateurs aux passions communes.
– « extrêmement minoritaire ». Ce sont les quelques-uns qui ont misé toute leur vie dans la compétition pour le pouvoir en contexte de société marchande. Ces gens-là, aveuglés par leurs passions, ont en réalité renoncé à l’avenir – quelles que soient les illusions dont ils se bercent en leurs discours. Ils n’ont aucun avenir.

Le plus important est l’homme-raisonnable qui prend toujours plus consistance, de manière encore assez clandestine, sous l’homme-écocidaire commun. Il est immensément majoritaire, et c’est lui qui possède l’avenir.

Nous retrouverons le goût de l’avenir lorsque la pression de l’homme-raisonnable sera suffisamment forte pour faire sauter les structures sociales qui promeuvent les comportements écocidaires.

 


[1] Pour une plus complète élucidation de la passion j’invite à lire mon livre Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète ?, en particulier le chapitre 10 : La passion comme mode besogneux du désir.
[2] Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique (1798)

3 commentaires:

  1. Il faut une belle puissance d'optimisme voire de fantasme pour entrevoir une échappatoire, une inversion de la courbe. A moins qu'idéalement un grand nombre de blouses bleues disparaissent ; comme un jour certains ont pu espérer des soldats qu'ils déposent les armes pour mettre fin aux guerres. Quoiqu'il en soit votre texte éclaire, bravo et merci

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  2. Si l'on admet qu'il y a un fort miroir déformant de l'idéologie sur la réalité qui tend à masquer l'existence et l'importance des facteurs de changement véritable, alors il se pourrait que ce soit, non de l'optimisme mais du réalisme, non du fantasme mais de la raison

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  3. Il va me falloir en plus admirer votre prudence, au plaisir de vous lire.

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