vendredi, mai 30, 2014

Le complexe d’Alexandre et l’avenir de la planète

Alexandre le Grand vint rendre visite au philosophe cynique Diogène à Corinthe et lui dit : « Demande-moi ce que tu désires le plus ! », Diogène répondit : « Écarte-toi de mon soleil ! »



Nous sommes en Grèce au IVème siècle avant J.-C. ; Alexandre le Grand est alors l’homme qui a le plus de pouvoir au monde. On le voit pourtant se prendre comme une claque lors de sa rencontre avec le philosophe cynique Diogène, homme vivant dans la rue, plus précisément dans un tonneau, et ne possédant rien d’autre qu’un manteau, une besace et un bâton.

Comment un pouvoir qui, relativement à l’époque, est déjà d’ampleur mondiale, peut-il être ainsi mis en échec par un simple individu démuni ? Que peut nous apprendre cette scénette sur le pouvoir et ses limites ?

« Demande-moi ce que tu désires le plus ! »

Le pouvoir caractérise une position sociale qui permet de déterminer les comportements d’autrui. Le pouvoir permet de satisfaire les trois passions principales qui, régulièrement, grèvent les rapports sociaux : la gloire, la richesse et la domination. Ces passions entraînent inévitablement les individus dans une interminable compétition. La position de pouvoir acquise par un individu marque son niveau de gain dans cette compétition. À l’époque de notre scénette, l’empereur Alexandre de Macédoine est le grand gagnant de cette compétition.
Pourquoi va-t-il se confronter à un va-nu-pieds philosophe qui est justement celui qui a renoncé à toute compétition et n’a donc aucun pouvoir ?
Parce que Diogène, s’il n’a aucun pouvoir, a quand même une grande influence sociale, qu’il a acquise, en dehors de toute compétition, par sa manière de vivre dans la cité et par sa parole. On comprend que ce type d’impact sur la vie sociale ne puisse être nommé « pouvoir » sans amener à une grande confusion. On peut lui réserver le terme de « puissance ». Diogène a une puissance sociale.
La logique du pouvoir, c’est de l’emporter dans l’accès à des biens rares qui sont poursuivis par d’autres (être le premier, avoir plus d’argent, etc.). Cela implique toujours de soustraire des biens aux autres.
La logique de la puissance, c’est de dispenser à autrui un bien que possède seul celui qui est puissant. La puissance n’enlève rien à autrui, au contraire elle permet toujours de donner.
Diogène apporte sa vision du monde et sa lucidité critique sur la société de son époque à ses congénères. Et Alexandre est attiré par Diogène comme le papillon de nuit est attiré par la lumière.
Pourquoi ? Parce qu’il sait que son pouvoir immense est quelque part impuissant. Le pouvoir est en effet toujours une emprise sur le comportement d’autrui par défaut. En effet, le soumis au pouvoir est toujours le vaincu, celui qui n’a pas gagné dans la compétition pour la gloire, la richesse ou la domination. C’est pourquoi le pouvoir est toujours précaire, instable : les soumis n’oublient pas ce qu’ils ont convoité, ont appris de leur échec, et attendent l’occasion favorable. Cette précarité du pouvoir est d’ailleurs proportionnelle a son importance. Plus on est en vue, plus on attise les convoitises, plus on multiplie les rivaux. Alexandre allant voir Diogène dans Corinthe a besoin d’être accompagné par sa garde personnelle.

Mais l’on est soumis à un pouvoir qu’autant que l’on s’implique dans les valeurs qu’il promeut. Il est aussi possible que l’on se désintéresse de ces passions communes que sont la gloire, la richesse et la domination ; il est possible que la compétition pour le pouvoir indiffère. Ceux qui adoptent une telle attitude restent hors de prise du pouvoir (sauf menées de pure violence de celui-ci ; mais un pouvoir qui ne peut s’exercer que par la violence est un pouvoir en échec : il ne dure pas) : ils sont proprement « insoumis ». Hé bien, justement, le philosophe cynique, comme Diogène, est exemplairement l’un d’eux. Par son existence il montre que le pouvoir est aussi totalement dépendant de l’adhésion des individus aux valeurs qui motivent l’état de compétition dont il procède.

Pourquoi Alexandre vient-il interpeller Diogène ? Parce qu’il a besoin d’une adhésion positive à ce qu’il est. Comme il a entendu parler de Diogène par sa réputation, sans doute envie-t-il la puissance de cet homme sans pouvoir. Alexandre voudrait bien aussi éprouver un sentiment de puissance !

Être puissant c’est être en capacité de donner ce que soit seul on peut donner. Parce qu’il est celui qui a le plus de pouvoir, Alexandre est celui qui, du point de vue des biens liés aux passions humaines, peut le plus donner. D’où son injonction à Diogène : « Demande-moi ce que tu désires le plus ! »

« Écarte-toi de mon soleil ! »

Alexandre le Grand fait ainsi une offre de don à Diogène le Cynique.
Mais comme il n’a de notion de ce qui est bien que dans le cadre de la course au pouvoir à laquelle il a voué sa vie, il n’envisage de donner que des biens qui consacrent la richesse, la gloire et la domination. Il s’attend donc à ce que Diogène lui demande une rente à vie, une jolie propriété avec jardin où il pourrait recevoir ses disciples, une place de pouvoir dans l’administration de l’empire (ministre de la culture ?…), un accès à son parc de « favorites », etc.
Il se sentirait ainsi justifié de sa course au pouvoir, et des violences qui l’accompagnent : « Tu vois, c’est seulement parce que j’ai acquis ce pouvoir que je puis te protéger, toi, philosophe ! ». Mieux même, il serait conforté dans ses valeurs en arrimant, par son don, le philosophe à l’une ou l’autre des passions de pouvoir (gloire, richesse ou domination). Diogène ne serait plus un insoumis.

Non seulement l’offre à Diogène ne coûte quasiment rien à Alexandre, mais elle le délivre, un temps, de son impuissance – car on sait que les passions nous mènent et ne nous laissent jamais contents. Elle confirme le sens qu’il donne à sa vie. Elle parfait son pouvoir en transformant un contestataire en affidé.
D’ailleurs, l’offre de don d’Alexandre n’est peut-être qu’une manière habile de quitter le domaine de la compétition pour y revenir de manière encore plus gagnante.

Debout, avec ses attributs vestimentaires d’empereur, surplombant le philosophe couché n’ayant que sa couverture, Alexandre est parfaitement à l’aise. Mais il ne l’est que dans la mesure où il est persuadé que les valeurs qu’il met en offre, concrétisées par ces biens qu’il a consacré sa vie à poursuivre et qui font la supériorité sociale d’un homme, sont des valeurs qui doivent s’imposer à tous : des valeurs objectives.

Or, à partir du moment où Diogène répond « Écarte-toi de mon soleil ! », elles ne le sont plus !

Là est précisément le cuisant de la claque que constitue la répartie de Diogène.

Alexandre le Grand apprend tout à la fois qu’il est faux que l’homme à ses pieds ne puisse être qu’en attente de ses bienfaits, qu’il est même faux qu’il puisse être en attente tout court, que bien au contraire il avait tout ce qu’il lui faut jusqu’au moment où la silhouette impériale est venu faire ombre sur lui, et qu’il n’est en ce moment pour cet homme rien d’autre qu’un obstacle aux rayons solaires.

Le système de valeur qui donne sens à la vie de l’empereur est ainsi discrédité. C’est la clef de voûte de l’arc de triomphe impérial qui chancelle.

« Écarte-toi de mon soleil ! » C’est la formule de l’échec de l’idéologie. L’idéologie est le système de valeurs qui émane des pouvoirs dominants dans la société et qui requiert d’être partagé par tous pour que ces pouvoirs durent et prospèrent. C’est pourquoi les pouvoirs sociaux – nous parlons bien de pouvoir et non de puissance – toujours ont recours à des mises en scène qui frappent l’imagination, que ce soit sous forme de récits ou d’images (animées ou non), pour magnifier les valeurs idéologiques (pensons, comme exemple, à l’histoire régulièrement resservie, du gagnant au Loto).

La lumière du soleil est ici d’abord le bien qui échappe à la logique de la compétition parce qu’il est, par nature, également disponible pour tous. La lumière du soleil est hors de prise de l’idéologie.[1]


Il y a donc 24 siècles, en 4 mots, Diogène le Cynique pulvérisait l’idéologie. Le mystère est qu’elle puisse être encore si efficace aujourd’hui. Les humains semblent embarqués dans les mêmes valeurs passionnelles – quoique la cupidité (« faire du fric ») ait désormais pris la préséance sur la domination – engendrant la même course généralisée au pouvoir. Alors même qu’il est avéré que cette logique passionnelle mène désormais tout droit dans le mur de désastres écologiques majeurs.


Le complexe d’Alexandre

La réponse est que nous sommes peut-être, en une part de nous-mêmes, tous des Alexandre.

Nous sommes tous des Alexandre d’abord parce que nous participons tous des passions de gloire de richesse et de domination, qui sont des passions qui s’enracinent dans des désirs infantiles communs – on peut les considérer comme étant déterminés phylogénétiquement : l’enfant devait s’imposer au milieu d’une fratrie qui était souvent nombreuse.

D’autre part, l’idéologie a pu survivre à la critique Cynique parce qu’elle bénéficie d’une racine profonde dans le psychisme humain. C’est la propension à croire. Cette propension est naturellement présente chez l’enfant qui, dès l’acquisition du langage, a besoin de trouver un sens à sa vie et quête la réponse à travers ses questions à ses proches (« Pourquoi … ? », « Est-ce que c’est bien ? », etc.). Il adhère aux réponses qui lui sont proposées – religieuses ou autres – par confiance envers ceux qui le lui délivrent. Il s’agit donc d’une adhésion par croyance, et non par raison. Ainsi le premier système de valeurs de tout être humain n’est pas réfléchi rationnellement : il relève de la croyance. Or, tout pouvoir sait qu’il peut d’autant mieux se faire accepter qu’il suscite l’imaginaire de la relation de l’enfant aux parents, en particulier au père. C’est en favorisant cette attitude régressive qu’il peut faire accepter sa bonne parole sur les valeurs en court-circuitant l’esprit critique, c’est-à-dire par croyance. Ainsi tout pouvoir s’impose d’autant plus facilement par son idéologie qu’il réactive à son endroit les désirs infantiles vis-à-vis des parents.

Bien qu’il soit l’homme du plus grand pouvoir, Alexandre fait l’enfant par son adhésion aveugle à l’idéologie dont il hérite de sa culture : bien qu’il soit attiré par la puissance de Diogène, il ne peut concevoir d’autres valeurs que celles de la société guerrière qui l’a vu naître. Par contre Diogène est adulte parce qu’il exprime la puissance sociale que lui donne sa faculté proprement humaine de réfléchir sur les valeurs finales qui doivent orienter la vie de la cité. Aristote enseignait, à la même époque, que « l’homme est un animal politique » parce qu’il doit réfléchir collectivement en quoi consiste « le bien et le juste » (Politique I, 1). Ce qui signifie que la politique sous l’emprise de l’idéologie – qui est la politique comme course au pouvoir – n’est pas encore véritablement la politique puisqu’elle ne réfléchit pas les valeurs finales de la vie collective. Elle n’est qu’une singerie plus sophistiquée des luttes pour la domination dans les sociétés animales.

Mais l’être humain est complexe. Il peut être sur des positions régressives et passionnelles en certaines circonstances et, en d’autres, sur des positions raisonnables. Tout le problème est de savoir pourquoi, alors qu’ils possèdent les outils intellectuels de critique de la croyance (ne serait-ce que par la généralisation de l’enseignement public), les hommes concrétisent si souvent les valeurs issues de l’idéologie, surtout lorsqu’il s’agit des choix importants de leur vie.

On peut faire l’hypothèse qu’opère ici un phénomène bien particulier, une sorte de croyance sur la croyance en l’idéologie, comme une « méta-idéologie ». Car il y a un déterminisme social qui incline au consensus sur les valeurs fondamentales de notre société. En effet, comme le laissaient pressentir les citations d’Aristote plus haut, on peut poser qu’une société, au sens d’unité politique, se définit essentiellement par la référence à un système de valeurs fondamentales, celui qui, justement, est pris en charge par l’idéologie. Or, tout homme a besoin de se sentir appartenir à une société – ce qu’on appelle aussi son désir de sociabilité. Lorsqu’il y a une décision collective a prendre, il est donc important pour lui de retrouver ce consensus fondamental par lequel il fait société. C’est ainsi que la croyance en l’idéologie a tendance à se doubler d’une croyance que les autres membres de la société doivent croire aussi en l’idéologie : telle est cette méta-idéologie qui renforce l’emprise de l’idéologie.

Ainsi lorsqu’il s’agit de prendre une décision collective, par exemple, pour une commune, d’accepter ou non la proposition d’implantation d’une unité de production industrielle, on peut être assuré qu’aujourd’hui la plupart des membres du conseil municipal possèdent les arguments justifiant l’opposition au projet : paysage enlaidi, cortège d’équipements écocidaires, travail épuisant, répétitif et déshumanisé, accentuation des pressions humaines sur la biosphère à la fois du côté de la prédation (matières premières) et du côté des rejets des déchets (objets consommés), etc. Pourtant tout le monde actualisera les thèses dont il pense qu’elles font consensus et se pliera aux arguments idéologiques bien connus de la croissance (autrement dit des revenus supplémentaires pour la commune) et des emplois. Tout se passe comme si chacun devait s’obliger à reconnaître que « L’entreprise X nous apporte ce que nous désirons le plus ! » de peur se s’exclure socialement. Et s’il existait un Diogène contemporain pour répondre : « Écarte-toi de mon paysage ! », il serait vite rendu inaudible par les vociférations de ses concitoyens.

Mais l’important pour nous est de savoir que ces Diogène potentiellement existent et peuvent être nombreux, très nombreux, comme on le voit en certaines luttes, montrant que le monopole de l’idéologie sur la vie politique est destructible, et qu’une vie politique authentiquement humaine peut se développer.
En effet, d’une part l’histoire de la pensée apporte à l’homme contemporain tous les outils critiques pour démonter les idéologies. D’autre part les déterminismes sociaux ne sont pas une fatalité. On sait que l’homme est l’être vivant qui peut toujours s’extraire des déterminismes qui dirigent spontanément ses comportements : il est par exemple le seul vivant qui peut jeûner ou faire vœu de chasteté.

* * *

En psychologie un « complexe » est un nœud de désirs à forte valeur affective, s’enracinant dans l’enfance, partiellement ou totalement inconscients, et qui conditionnent le comportement d'un individu. On peut parler de « complexe d’Alexandre » pour rendre compte de la propension générale à adhérer de manière aveugle aux valeurs de l’idéologie, celles qui poussent à rechercher la gloire, la richesse et la domination, et qui, pour cela, engendrent une compétition pour le pouvoir qui met collectivement les hommes dans l’excès et la destruction.

Le complexe d’Alexandre met en jeu des désirs régressifs comme nos passions communes pour la rivalité et le pouvoir, notre propension à croire en un système de valeur émanant d’un pouvoir établi et notre désir de socialité.

Mais prendre connaissance du complexe d’Alexandre, n’est-ce pas déjà ne plus être simplement pris en lui ?2]

 


[1] L’idée que le bonheur réside dans la recherche des biens qui échappent à l’idéologie (c’est-à-dire qui sont naturellement disponibles également pour tous) est déjà indiquée par ce précepte partagé par l’ensemble des penseurs de l’Antiquité qu’« il faut vivre en conformité avec la nature ». Ce principe éthique est précisé par une condamnation des comportements d’excès, ce que les Grecs appellent ubris. L’ubris renvoie aux passions, elle en est la manifestation objective. Ces comportements, qui bousculent l’ordre de la nature, ne peuvent qu’engendrer du malheur. Or, à partir de son règne, l’empereur Alexandre est considéré par les penseurs comme emblématique de ces comportements excessifs qui génèrent derrière eux un cortège de malheurs. Que penseraient nos ancêtres grecs de nos sociétés marchandes en lesquelles l’excès est devenu comme la norme ?

[2] On peut concevoir une société organisée selon des valeurs un peu plus réalistes que les passions qui sécrètent la rivalité. Une telle société permettrait d’avoir confiance en l’avenir ; elle aménagerait la possibilité pour chacun de satisfactions plus humaines (voir à ce propos la distinction travail/œuvre). Elle pourrait organiser divers types de jeux de compétition (à l’instar du « Monopoly ») permettant aux plus accrochés à la gloire, la richesse ou la domination, de satisfaire leur addiction à la compétition pour le pouvoir, sans dommages pour leurs congénères et l’environnement (d’une manière générale le sport et tous les jeux agonistiques, jouent déjà ce rôle). Certes, l’homme restant ce qu’il est, l’attrait pour gloire, richesse et domination n’aurait pas disparu en chacun. Mais n’étant pas valorisées socialement, les satisfactions correspondantes (par exemple pour l’auteur d’une œuvre à succès) n’adviendraient que par surcroît et se dispenseraient d’un affichage public supplémentaire redondant et incontinent, tel qu’on le pratique aujourd’hui pour des besoins idéologiques.

mercredi, mai 21, 2014

Qui est l’homme-écocidaire ?

Le Rapport Planète Vivante synthétise, sous l’égide de la WWF, la collecte des informations venant de très nombreux organismes qui, sur toute la planète, observent l’évolution de l’état de la biodiversité, des écosystèmes et de la pression humaine sur les ressources naturelles. En sa dernière édition (2012), ce rapport constate que l’effectif des populations vertébrées sur la planète – hors l’homme – a diminué de 30 % entre 1970 et 2008, et de 60 % pour les seules régions tropicales. Et, depuis 2008, il est certain que l’activité ravageuse de l’homme n’a fait que s’aggraver, ne serait-ce que par les menées de déforestation tropicale. Dès 2008, l’empreinte écologique humaine – les prélèvements humains sur la biosphère – était déjà supérieure de plus de moitié à la biocapacité de notre planète.

On continue ?

Bien sûr, tout être humain sensé répond « Non ! »
Et pourtant, bien que l’orientation désastreuse de l’activité humaine soit d’opinion commune depuis au moins deux décennies, on continue !

Là est l’étonnement devant cette humanité de la seconde décennie du XXIème siècle : pourquoi la connaissance du précipice qui se rapproche ne l’amène-t-elle pas à réorienter son activité dans une direction qui lui donne un avenir ?

Pour surmonter la sidération d’un tel problème on peut transformer la question initiale.

Qui continue ?

Cette question a deux réponses apparemment contradictoires et également justifiables : quasiment personne et quasiment tout le monde.

Quasiment personne ? C’est une infime minorité d’humains de pouvoir et de cupidité qui engagent l’humanité vers les comportements écocidaires – c’est-à-dire dommageables pour la biosphère par destruction massive de ses écosystèmes. Ce sont bien sûr les dirigeants des puissantes entreprises marchandes (dont les multinationales) qui ne regardent un site naturel que comme une source de matières premières, ce sont aussi les dirigeants politiques qui s’appuient sur leurs exactions pour prospérer dans leur position de pouvoir.

Quasiment tout le monde ? Le système marchand fondé sur l’exploitation de l’environnement naturel comme réservoir de matières premières et comme déchetterie ne peut fonctionner que par la participation délibérée de l’immense majorité des humains. Et de fait, ils y participent très souvent par leur travail et leurs consommations. Quand nous disons « délibérée » nous signifions simplement qu’il y a toujours un élément de choix pour cette participation – sauf situations d’esclavage devenues exceptionnelles.

En vérité la contradiction entre les deux réponses est surmontée dès que l’on comprend que la fracture entre l’homme-écocidaire et l’homme-écologiste passe à l’intérieur de chacun de nous.
Pour le dire de manière courte : nous incarnons l’homme-écologiste lorsque nous sommes raisonnables ; nous incarnons l’homme-écocidaire lorsque nous sommes menés par certaines de nos passions.
On connaît l’homme raisonnable : c’est celui qui réfléchit à son but et au meilleur moyen de l’atteindre avant de s’engager sur un chemin.
L’idée de l’homme passionné peut être plus confuse, car on valorise volontiers la passion en notre culture comme une modalité plus authentique de notre vie que la banalité de la vie quotidienne.
Mais les hommes savent depuis très longtemps – bien qu’ils aient voulu l’oublier depuis l’époque de la Révolution industrielle (fin XVIIIème) – que la passion peut être fort nuisible.
La passion est en effet, par nature, la manifestation d’un désir qui est :
excessif. Il ne sait pas se donner des limites en fonction de données extérieures à l’état subjectif.
impérieux. Il exige une satisfaction toutes affaires cessantes. Il se subordonne pour cela tous les autres désirs.
irrationnel. Il récuse qu’on le remette en cause en fonction d’autres buts que son objet propre. Par contre, il se subordonne volontiers la raison pour réaliser son but.
régressif. Il ramène le passionné sur des positions psychologiques infantiles.
interminable. Parce que sa seule base est fantasmatique, c’est un désir qui se reconduit de sa satisfaction même. Pour le passionné, il en faut toujours plus.[1]

Nous nous activons très souvent pour satisfaire ces trois passions cardinales de la condition humaine que Kant avait décrites[2] comme la gloire – vouloir être le premier –, la domination – vouloir être le  plus fort –, la cupidité – vouloir posséder plus qu’autrui.

On voit très bien que ce sont des passions qui sont à la fois propres à l’enfance et très présentes dans notre vie sociale d’adultes. Ce sont aussi des passions qui engagent nécessairement les individus dans des compétitions qui n’ont pas de terme. En fait, remarque Kant, ce sont des passions qui amènent inévitablement à vouloir influencer autrui. Ce sont toutes des passions de pouvoir. Elles sont, pour cela, parfaitement congruentes à l’organisation marchande de la société.

Réussir dans les affaires, c’est non seulement accumuler des profits mais aussi devancer la concurrence sur un marché et, ainsi, être en position d’exercer une domination sociale. Mais on retrouve l’expression de ces passions tout autant du côté de la consommation. On sait à quel point l’achat de biens est déterminé par les signes de statut social que renvoie leur possession. Mais il ne faut pas ignorer non plus combien la technicité des biens peut satisfaire par la domination sur l’environnement naturel qu’elle signifie. De même du côté du travail est à l’œuvre, outre la motivation pour le salaire, la compétition des salariés pour la promotion dans l’entreprise et dans la société. On pourrait ajouter que le travail peut apporter une satisfaction de domination de la nature quand il consiste à transformer des éléments naturels au service des buts humains (pensons à ceux qui, aujourd’hui même, détruisent de la forêt primaire au tractopelle).

Il faut comprendre que la satisfaction passionnelle – ici la gloire, la domination et la cupidité – se réalise essentiellement au niveau de l’imaginaire, il faut même dire de manière plus précise « fantasmatique », car il s’agit d’agrégations d’images archaïques récurrentes, insistantes, portant des désirs infantiles. C’est pourquoi tel PDG d’une grande entreprise qui se bat bec et ongles pour obtenir un substantiel « parachute doré » n’aura pratiquement aucun gain supplémentaire du point de vue de l’utilité réelle des biens : son niveau de vie est tel qu’il peut déjà avoir, jusqu’à sa mort, tout ce qu’il lui faut. Mais il en est de même du consommateur commun qui s’empresse d’acheter le dernier modèle de smartphone : il achète le plus souvent ce type de satisfaction imaginaire régressive sans gain réel d’utilité pratique. C’est peut-être même l’inverse qui est vrai car il s’encombre d’un nouvel objet compliqué à gérer et vite répudié parce que la satisfaction passionnelle n’apporte jamais le contentement durable.

Dans leurs lumineux et spacieux bureaux de verre en haut des tours dominant la cité, richement équipés, et même agrémentés d’œuvres d’art de valeur, les managers de grandes entreprises ont-ils des comportements réellement démarqués des bambins dans la halte-garderie qui essaient de s’approprier les jouets et veulent interdire aux autres l’entrée dans ce qu’ils ont décidé être leur espace ? Ont-ils des comportements dont la visée diffère vraiment de celle des animaux qui se battent pour la prééminence à l’accès à la nourriture et qui marquent leur territoire pour le protéger sourcilleusement ? Non, ils ne se comportent pas de manière raisonnable, ils se comportent de manière passionnée ! Et c’est seulement ainsi que l’on peut rendre compte de l’inconséquence de leurs décisions concernant l’avenir collectif.

Mais nous-mêmes, simples travailleurs et consommateurs, versons régulièrement dans les mêmes passions et prenons des décisions de même inconséquence, même si elles n’ont pas des effets aussi lourds.

Globalement, on peut dire que c’est parce que l’homme contemporain se comporte de manière si peu humaine qu’il est l’homme-écocidaire. Car si sous nos yeux diminue si vite la variété des espèces vivantes, si la glaciation bétonnière envahit si implacablement nos paysages, c’est parce que le caractère passionnel des buts humains engendre cet activisme forcené qui ravage aujourd’hui notre planète.

Mais ne regrettons pas le passé. L’orientation passionnelle était prise depuis bien longtemps. Avant que les fantasmes archaïques humains ne trouvent leur incitateur principal dans l’argent – i. e. la valeur d’échange – ils l’ont trouvé, au long des siècles jusqu’à l’époque moderne, dans la force. Et si ce n’était pas l’environnement naturel qui souffrait, c’étaient régulièrement et massivement les humains les plus faibles.

Mais il faut dire mieux ! Il faut prendre au sérieux l’hypothèse que jamais l’humanité n’a été aussi proche de l’état adulte qu’aujourd’hui – on appelle « état adulte » l’état de l’être humain en lequel sa raison est toujours capable de prévaloir. Qui peut s’accommoder de l’inconséquence de pouvoirs sociaux ne parlant que de la perspective d’une forte croissance et d’un plein emploi ? Les humains ont besoin de croire en l’avenir, et ils ne peuvent plus croire en cet avenir-là. La preuve en est ce qui se passe aujourd’hui dans la conscience populaire. Écoutons-nous les uns les autres, en dehors du corsetage des rôles sociaux. Écoutons-nous avec suffisamment de disponibilité. Ne vient-il pas presque toujours à la parole le refus de cette inconséquence dominante et les essais de s’ouvrir une perspective qui redonne de l’espoir en l’humanité ? Qui peut répertorier combien de tentatives sont faites à travers le monde par des gens de conditions les plus diverses et les plus humbles, pour concrétiser, collectivement mais à leur mesure, un autre sens de l’activité humaine, un sens qui soit non écocidaire mais raisonnable, un sens qui restitue l’avenir ?

L’homme-écocidaire est à la fois omniprésent et extrêmement minoritaire.
– « omniprésent ». C’est nous tous, lorsque nous adhérons, dans notre visibilité sociale de travailleurs/consommateurs aux passions communes.
– « extrêmement minoritaire ». Ce sont les quelques-uns qui ont misé toute leur vie dans la compétition pour le pouvoir en contexte de société marchande. Ces gens-là, aveuglés par leurs passions, ont en réalité renoncé à l’avenir – quelles que soient les illusions dont ils se bercent en leurs discours. Ils n’ont aucun avenir.

Le plus important est l’homme-raisonnable qui prend toujours plus consistance, de manière encore assez clandestine, sous l’homme-écocidaire commun. Il est immensément majoritaire, et c’est lui qui possède l’avenir.

Nous retrouverons le goût de l’avenir lorsque la pression de l’homme-raisonnable sera suffisamment forte pour faire sauter les structures sociales qui promeuvent les comportements écocidaires.

 


[1] Pour une plus complète élucidation de la passion j’invite à lire mon livre Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète ?, en particulier le chapitre 10 : La passion comme mode besogneux du désir.
[2] Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique (1798)