jeudi, octobre 10, 2013

De l’humanisme en temps de crise écologique

« Ils [les écologistes] cherchent un monde … où l’on ne soit pas obligé de choisir entre nature et culture, parce que les deux seraient associées harmonieusement. »
H. Kempf, La Baleine qui cache la forêt, La Découverte, 1994

 Ce n’est pas l’homme qu’il faut condamner comme responsable des dévastations de notre planète – ou plutôt ce n’est pas l’humain en tant que tel. Celui qu’il faut condamner, c’est l’homme qui se conduit bêtement, c’est-à-dire qui renonce à être vraiment humain. C’est pourquoi il convient de dépasser les conceptions écologistes antihumanistes.
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L’espèce humaine est responsable de la grave détérioration de la biosphère depuis un siècle. Tel est le constat écologique lucide qui s’impose aujourd’hui. C’est aux comportements des hommes que sont imputables la destruction accélérée des forêts primaires, la détérioration des écosystèmes marins, le processus de désertification d’une grande part des étendues terrestres, la présence d’une quantité démesurée de substances biocides artificielles (dont l’énorme masse de matières radioactives), l’accumulation vertigineuse de déchets telle qu’elle est devenue sensible globalement – les îles nouvelles de résidus plastiques dans les océans ; le réchauffement climatique dû à la teneur en CO2 de l’atmosphère.

Et il ne faut pas se leurrer de l’antienne de la prise de conscience écologiste. Les exactions humaines sont aujourd’hui plus ravageuses que jamais. C’est une terrible hécatombe silencieuse qui s’accomplit autour de nous en ce moment même : des milliards d’êtres vivants, souffrent, s’exténuent, se meurent, en conséquence des agissements de l’espèce humaine. La brutale chute de la biodiversité qui lui est imputable apparaît à ce point extraordinaire qu’on peut se demander s’il ne faut pas remonter à l’extinction des dinosaures, il y a 65 millions d’années, pour trouver un événement d’une telle ampleur. Cependant la catastrophe en cours s’en distingue de manière essentielle en ce qu’elle n’est pas due à un facteur extrinsèque (chute d’une astéroïde, volcanisme exceptionnel, etc.) mais bien à un produit de la biosphère elle-même : l’homme.
Albatros étouffé de plastiques
 L’espèce humaine étant responsable, elle est donc condamnable. Cette condamnation conduit bien naturellement à une défiance généralisée envers l’humanité. Cette défiance se traduit au niveau idéologique comme antihumanisme.

L’humanisme en question

L’antihumanisme signifie simplement que l’avenir de l’espèce humaine doit être subordonné à d’autres valeurs qui la dépassent. La volonté de Dieu en était traditionnellement une. Ce fut contre cette forme d’antihumanisme que s’est affirmé le mouvement de ces intellectuels italiens qui, dès le XV° siècle, ont exhumé des textes de l’Antiquité préchrétienne mettant en valeur les qualités propres à l’homme. C’est pour rendre compte de ce mouvement, qui a initié le profond renouveau culturel occidental que fut la « Renaissance », qu’a été inventé le mot « humanisme ».

Dans la foulée de cet humanisme de la Renaissance s’est développé un humanisme moderniste appuyé sur la foi en la raison humaine, se nourrissant du développement conjugué des sciences et des techniques (la technoscience, déjà !), pour lequel le sens de l’aventure humaine est le progrès dans l’histoire réalisé pour les hommes, par les hommes.

Mais cet optimisme a été froidement douché dans la première moitié du XX° siècle par les carnages de deux guerres mondiales successives avec, comme points d’orgue, l’horrible découverte de l’extermination industrielle de populations par les nazis, et l’effarante fulgurance destructive des bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki.

C’est en ce point de l’histoire que s’impose la première mise en question de l’humanisme. S’il est en effet exclu que l’on retourne à l’humilité d’une créature dans la main de Dieu, la croyance en un progrès continu de l’humanité grâce aux réalisations de sa raison n’est plus crédible. Comment continuer à croire en l’humain ? On peut trouver dans des œuvres philosophiques d’après-guerre, comme celles de Heidegger, Sartre ou Camus, des tentatives de fonder un nouvel humanisme plus réaliste quant à la fragilité de la situation de l’homme.

Cet humanisme modeste résistera dans les années 1950-1980, tant au formatage des individus dans la logique de l’établissement de la société de consommation, qu’à l’accaparement de la connaissance de l’homme par les sciences humaines qui dissolvent le sujet humain dans une interconnexion de structures transindividuelles. Cette résistance se nourrira de l’idéologie des droits de l’homme qui stipule que toute société doit reconnaître à l’individu humain un certain nombre de droits universels inaliénables qui expriment sa dignité de personne. Cet humanisme « droit-de-l’hommiste » montrera sa vigueur en contribuant de manière décisive à la chute des régimes communistes à la fin des années quatre-vingt.

 On comprend que l’humanisme, malgré la pluralité de formes qu’il peut prendre, c’est toujours l’affirmation de la confiance, malgré tout, en la valeur de l’homme. Cette confiance implique que, quels que soient les errements de ses comportements, il y a , en tout homme, une constante, une qualité qui lui est propre et qui n’est relative, ni à l’époque où il vit, ni à l’espace qu’il habite, ni à la culture à laquelle il appartient.

Quelle serait cette qualité ? Dire que c’est la possession de la raison, comme on le faisait volontiers dans l’Antiquité, n’est pas suffisant car la raison est présente d’innombrables façons dans le donné naturel (trajectoire parabolique du projectile, cellule hexagonale de l’abeille, structure fractale du chou-fleur, etc.) La première formulation claire de cette qualité constante et exclusive de l’humanité semble bien être due à Brunetto Latini, penseur et homme politique florentin, dans son Livre des Trésors (vers 1265) :

« Où que j’aille, je serai en la mienne terre, puisque nulle terre ne m'est exil, ni pays étranger ; car bien-être appartient à l'homme, non pas au lieu. »

L’homme est toujours capable de se déprendre de sa situation présente (son « lieu ») pour choisir lui-même ses fins dernières – ce que sera son bien (« bien-être »). En ce souci du bien tous les hommes se retrouvent en se distinguant des animaux. C’est pourquoi l’homme n’est pas seulement un être de nature, mais aussi de culture : il peut choisir, par exemple, de ne pas se reproduire (s’il se fait moine), parce qu’il place le bien ailleurs. Admettre cette liberté, c’est reconnaître en l’homme une valeur qui ne saurait être subordonnée à quelque autre – une valeur absolue donc. C’est être humaniste !

L’antihumanisme écologiste

À partir des années soixante – mise en cause du pesticide DDT et de l’agriculture intensive, premières grandes « marées noires », polémiques sur l’utilisation industrielle de la fission de l’atome, etc. – on accède à une prise de conscience publique des problèmes écologiques créés par l’homme et des désastres qu’ils annoncent. La condamnation écologiste qui en découle est sans doute la plus sérieuse remise en cause de l’humanisme depuis le reflux de l’idéologie religieuse.

Il est inexact de dire que l’écologisme est globalement antihumaniste ; mais il faut reconnaître que le passage du jugement de la responsabilité humaine à celui de la condamnation de l’humanité se fait d’autant plus volontiers que l’on n’approfondit pas les conditions historiques de l’apparition des comportements écologiquement nuisibles, et que perdure l’orientation désastreuse d’un tel rapport à l’environnement naturel. On comprend alors que l’antihumanisme contemporain ait tendance à se renforcer, d’autant qu’il peut s’appuyer sur les démarches de nombreux théoriciens de l’écologisme – ceux qui promeuvent ce qu’on appelle volontiers « l’écologie profonde ».

La démarche de ces théories écologistes est simple. Il ne faut pas chercher en l’homme une quelconque valeur absolue dont il pourrait se prévaloir ; celle qu’il s’attribue ne peut être que l’expression narcissique de cette même outrecuidance démesurée qui l’autorise à mettre en coupe réglée son environnement naturel pour son propre bénéfice. S’il a une supériorité, c’est dans sa capacité sans égal de nuisance sur la biosphère. Mais c’est bien ce dont il ne saurait se prévaloir. L’écologie profonde est donc clairement antihumaniste. C’est au-delà de l’homme, dans cet environnement vivant dont il dépend mais qu’il maltraite, qu’il faut chercher la valeur absolue qui puisse servir de principe aux choix moraux, et qui justifie une condamnation globale de l’espèce humaine comme espèce particulièrement nuisible. Les doctrines de l’écologie profonde établissent toutes un principe éthique universel et absolu de respect de cet environnement vivant – qu’on appelle communément « respect de la nature », mais aussi « respect de la vie », respect de la « communauté des vivants », respect de « Gaïa » (c’est-à-dire la Terre comme Grand Vivant), etc.– auquel l’homme doit subordonner tous ses autres intérêts.

Mais faire de la nature la source de tout bien, c’est lui donner le rôle d’une instance transcendante, ce qui amène à la diviniser. L’antihumanisme écologiste renoue avec une attitude sans doute aussi vieille que l’humanité, celle de la divinisation de Mère Nature. C’est elle qui est exprimée, selon les archéologues, par les nombreuses statuettes préhistoriques féminines qu’ils ont mises à jour et appelées Vénus.
C’est elle qui est exprimée par le précepte moral qu’on retrouve le plus constamment proclamé par la pensée grecque antique « Vivre conformément à la nature ».
C’est elle qui est exprimée par le christianisme qui enjoint l’homme de ne pas attenter à l’ordre de la nature voulu par Dieu.
C’est elle qui est exprimée par le chef indien Seattle, en 1854, affirmant « Nous savons au moins ceci : la terre n'appartient pas à l'homme ; l'homme appartient à la  terre. » Ce dernier a raison, mais avec une nuance qui est de taille : le fait qu’il puisse se prononcer sur son rapport à la terre est une manière de lui échapper, car l’homme montre ainsi qu’il n’est pas simplement pris dans cette appartenance, il peut prendre du recul et la mettre en perspective.

On voit bien que cette orientation écologiste ouvre la porte à un renouveau de croyances religieuses et, corollairement, d’infantilisation des consciences. En effet, comment ne pas redouter, si la crise écologique s’approfondit au point de remettre en cause l’ordre social, que s’établisse, au nom du sauvetage de la planète, un pouvoir totalitaire, lequel ne pourrait que se vouloir planétaire, et qui ne manquerait pas d’instaurer comme un culte de la « Terre Suprême » pour mieux contrôler les consciences ?

On comprend qu’il peut y avoir une version douce et une version dure de la pratique du respect de la nature.
La version douce admet que l’espèce humaine doive, localement, prélever sur le milieu naturel ou le modifier à son profit, mais dans certaines limites qui ne remettent pas en cause l’ordre de la nature. Mais tout le problème est de situer ces limites. De quel côté est l’hybridation des espèces ? la manipulation génétique ? la scission du noyau de l’atome ? etc. Pour fonder objectivement ces limites, il faudrait pouvoir les déduire a priori d’une connaissance objective de ce qui constitue l’ordre de la nature. Une telle connaissance n’est, à ce jour, pas établie et peut-être ne le sera-t-elle jamais – la théorie de l’évolution, fort en vogue aujourd’hui, nie, par exemple, qu’il y ait un tel ordre. C’est pourquoi ce type d’écologisme tend toujours à s’adosser à des croyances, lesquelles ne peuvent être que religieuses, c’est-à-dire non universalisables.
La version dure affirme que l’homme n’a aucun droit à vivre et à se satisfaire supérieur à celui des autres espèces vivantes, qu’il faut libérer la planète de sa domination totalitaire et reconnaître les droits des animaux (et des végétaux) comme on a naguère reconnu les droits des esclaves. Ce programme suppose non seulement une extension du droit (d’ailleurs fort problématique : qui va représenter les animaux devant les tribunaux ?) et une conversion profonde du mode de vie, il exige aussi que les hommes réduisent leur excessive pression démographique sur la planète en diminuant drastiquement leur nombre. On voit bien que de tels buts annoncent la perspective de mise œuvre d’une politique écologiste sous forme de régimes implacablement autoritaires . Mais, même si ces problèmes étaient résolus, on n’échappe pas au caractère paradoxal de cet antihumanisme que D. Bourg (La nature et les risques – Odile Jacob, 2002) met ainsi en évidence : deux botanistes échoués sur une île déserte, affamés, en présence d’une plante comestible mais très rare, ne devraient-ils pas s’entre-dévorer plutôt que de mettre en péril une espèce ?

Ceci permet de mieux comprendre la faiblesse intrinsèque de tout antihumanisme écologiste. Il demande de fonder les normes (morales et juridiques) qui règlent les comportements humains sur une réalité extra-humaine (la nature ou la biosphère). Mais l’existence même de normes n’est-elle pas liée à la nécessité pour les hommes de vivre ensemble et d’échapper à la violence qui peut toujours survenir du fait de leurs désirs contradictoires (on peut se reporter aux thèses de Hobbes) ? La morale, le droit, ne peuvent être qu’anthropocentrés parce que c’est leur raison d’être. Dès qu’on veut faire passer le respect de la nature avant le respect d’autrui on ne s’y retrouve plus !

La solution industrielle

On peut donc juger l’antihumanisme écologiste trop coûteux socialement : la biosphère ne serait préservée qu’au prix de la liberté de chacun, dans le cadre d’une société à tendance totalitaire. Peut-on penser la sortie de la crise écologique sans le sacrifice de l’humanisme, c’est-à-dire en préservant la confiance en la valeur de l’homme ?

La première réponse positive à cette question apparaît dans l’appel à l’avènement d’un « écologisme industriel ». Il s’agit, plutôt que de désespérer de l’homme, de faire fond sur son intelligence et son ingéniosité. Puisque les termes de la crise écologique sont l’épuisement des ressources et l’étouffement sous les déchets, l’homme doit s’attacher à trouver des solutions techniques qui lui permettent de produire des biens en minimisant les prélèvements sur les ressources naturelles et le rejet de déchets. Cela passe par une économie organisée pour produire des biens de durée de vie allongée, et quand cela est possible, réutilisables ; cela passe aussi par une forte limitation du gaspillage ; cela implique surtout la généralisation du recyclage : les déchets sont réduits au minimum car les produits sont conçus pour qu’en fin de vie ils valent comme ressources pour d’autres productions. Il s’agit finalement de rapprocher les flux de biens humains de la logique des écosystèmes naturels – l’excrément devient engrais. Le projet écologiste industriel veut s’appuyer sur des avancées technologiques pour trouver des solutions pour la longévité des produits et pour leur recyclage. En particulier, il attend beaucoup des promesses des nanotechnologies. Les nanotechnologies consistent à manipuler la matière en intervenant au niveau des atomes et des molécules afin de créer de nouveaux matériaux aux propriétés inédites. L’adjonction de nanomatériaux pourrait rendre aux écosystèmes naturels des matériaux récalcitrants (comme les matières plastiques), ou apporter aux produits des propriétés qui allongent leur durée d’usage et rendent intéressant leur recyclage.

On voit que l’écologisme industriel continuerait d'alimenter l’activisme technologique de l’humanité, dont on sait qu’il est un facteur majeur du problème écologique. Par exemple, il est établi que les nanomatériaux – déjà fort présents dans nos objets de consommation courante – ne sont sanitairement pas neutres pour les mammifères, bien que leur dangerosité soit très insuffisamment évaluée. On prend le risque, en les diffusant un peu à l’aveugle, de créer un scandale sanitaire majeur dans les années à venir. Comme on reste dans un épais brouillard quant à savoir ce que peuvent devenir à long terme ces molécules nanomanufacturées, on peut craindre que, disséminées dans l’environnement, elles puissent devenir un jour un problème écologique redoutable.

D’autre part, un écologisme industriel conséquent devrait procéder à une réorganisation économique de la société en profondeur : non seulement des normes de production contraignantes devraient être édictées, mais les activités industrielles devraient être prévues comme complémentaires et harmonieusement localisées pour favoriser les flux production/recyclage, et minimiser les transports. Ce qui suppose que les agents économiques sortent du libéralisme actuel et se convertissent vers une forme d’économie planifiée. À quelque niveau qu’on aborde le problème – la France, l’Europe ou un règlement économique mondial – il faut aller vers un volontarisme politique qui produise un surcroît de droit prenant en compte l’intérêt de la préservation de la biosphère à l’encontre des intérêts marchands à court terme. Toute cette problématique est déjà l'objet des réflexions des promoteurs de ce qu’on appelle le « développement durable », lequel est l’horizon de l’écologisme industriel quand il ne se laisse pas simplement aller à fantasmer sur la toute-puissance des solutions technologiques.

La solution juridique

Si bien qu’à ce stade de notre réflexion, la voie d’une solution à la crise écologique qui ne sacrifie pas la valeur de l’humain, apparaît devoir être juridique. Il faut élargir le périmètre du droit qui s’applique au sujet humain. Un droit qui prenne en compte la crise écologique créée par l’homme doit prévenir non seulement des violences entre humains qui mettent en péril la vie sociale et la culture, mais aussi des violences commises par les hommes contre la biosphère qui mettent en péril l’avenir de l’humanité. Le principe général en est que le progrès technoscientifique ayant prodigieusement augmenté les possibilités de transformation de l’environnement naturel par l’homme, il faut prendre en compte les nouvelles responsabilités qui en découlent et donc écrire le droit qui les expriment : les hommes doivent aussi répondre des conséquences écologiques de leurs choix.

On peut aujourd’hui constater que c’est la voie qui est choisie pour faire avancer une politique écologiste. Mais c’est une voie où progresser semble bien difficile ! Le droit environnemental développé depuis quelques décennies reste souvent inféodé à des problèmes particuliers extrinsèques au problème écologique, comme les impératifs sanitaires (pesticides), la valorisation d’un patrimoine d’intérêt touristique (parcs nationaux), des considérations esthétiques (décharges), etc. Mais que de tergiversations, de reculs, d’amendements, pour arriver à une législation qui devrait réorienter le modèle économique, comme la « taxe carbone » ! Pourtant des écologistes conséquents, militants du développement durable, s’investissant dans les institutions, poussent les feux pour faire avancer une législation environnementale globale.

Néanmoins, en dépit des grandes réunions internationales périodiques et les solennelles déclarations qui les concluent, cette orientation politique apparaît notoirement impuissante. Par exemple, les engagements de Kyoto (1997) concernant la réduction des rejets carbonés se sont effilochés pour aboutir finalement à un renoncement à Copenhague (2009), alors que les perspectives climatiques se confirment être alarmantes (rapport du GIEC septembre 2013) ; on ne voit apparaître nulle part de droit pénal adapté aux dommages écologiques sanitaires aléatoires par nature – nous parlons ici des cancers qui peuvent se déclarer après un délai indéterminable, du fait de la présence dans le corps d’agents polluants qui créent un désordre au niveau des cellules ; les océans continuent impunément de servir de poubelle mondiale aux rejets, déchets, gaspillages de la société de consommation.

On pourrait allonger indéfiniment cette pénible liste, mais il vaut mieux aller directement au constat : la voie d’une extension du droit est impuissante à résoudre la crise écologique. Ce qui amène à s’interroger : en quoi les conditions ne sont-elles pas réunies pour une législation écologique conséquente et applicable ?

On peut alors reconnaître que, dans une société telle que la nôtre, et qu’il faut penser d’envergure mondiale, c’est en définitive celui qui détient le plus de valeur d’échange (d’argent ou de valeurs monétisables) qui a le plus de pouvoir. C’est ainsi que les lobbies affairistes finissent régulièrement par prendre le dessus sur les volontés des citoyens pour emporter la décision politique. Mais ceci n’est possible que parce que nous vivons dans une configuration idéologique où la valeur d’échange se donne comme la valeur suprême. Cela signifie que les messages les plus présents dans l’espace social susurrent sans répit qu’il faut donner une préséance à l’argent sur les autres valeurs parce que c’est lui qui est le marqueur d’une vie réussie. Cette réussite est décrite comme la réalisation d’un hédonisme plutôt simpliste puisqu’il consiste dans l’accumulation de sensations positives par consommation de biens marchands. Il est certain que l’immense majorité des individus ont un certain recul par rapport à un tel idéal ; pourtant la massivité unilatérale des messages en faveur des biens marchands produit l’effet illusoire d’un certain consensus social qui amène les gens à tolérer les agissements de ceux qui ne pensent qu’à amasser de la valeur d’échange.

Il est important de mettre en évidence cette illusion de consensus lié à la quasi omniprésence des médias asservis à l’idéologie marchande car elle montre qu’un retournement idéologique est possible et pourrait se produire relativement aisément.

Pour un écologisme populaire

Que manque-t-il en effet ? De quoi avons-nous besoin – « nous » au sens fort ?

Vers quelle direction commune voulons-nous aller ?

Poser cette question c’est se montrer capable de sortir de cet étrange sentiment de « no future » qui ne donne sens à l’avenir que comme colmatage sans fin pour préserver un mode de vie qui ne satisfait pas vraiment.

Et l’extension du droit, comme l’appel au développement durable, semblent bien faire partie de ces colmatages. Que nous disent-ils du sens de nos activités qu’il faut ainsi régler ? Que nous disent-ils de l’intérêt de ce développement qui devrait durer ? Que nous disent-ils d’autre de l’avenir sinon qu’il pourrait être non catastrophique ? Est-ce suffisant ? Comment nos enfants, quand ils lèvent la tête de leur écran et osent jeter un regard au loin pourraient-ils s’en contenter ?

Un projet écologiste ne sera populaire que s’il s’inscrit dans un avenir désirable. Un avenir désirable est celui qui peut apporter une réponse à la question que tous se posent : comment donner à ma vie sa plus grande valeur ? Un avenir désirable est celui qui porte la possibilité de progresser vers un idéal humain partagé.

Cet idéal ne peut pas être ce fameux bonheur comme maximisation des sensations positives qui est promu par la société marchande, et ceci pour une raison simple : ce n’est pas un idéal vraiment humain puisqu’il ne nous différencie pas essentiellement des animaux – sans pouvoir entrer dans ses représentations, je vous assure que mon chat a le même idéal.
Antigone : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent »
J. Anouilh, Antigone, 1944
Cet idéal ne peut pas être un retour à la nature. Au sens propre, cela n’a pas de sens puisque l’homme est d’une espèce abiotopique – elle n’a pas de milieu naturel dédié. Au sens figuré d’un retour à des états antérieurs d’une plus grande proximité avec la nature – la vie en société préindustrielle, voire la vie des peuples dits « primitifs » – ce n’est pas réaliste : comment vouloir retourner alors que nous en sommes là pour nous être efforcés avec ténacité de nous sortir de ces états ?

Ce ne serait pas non plus cet idéal, que l’on voit poindre dans les discours écologistes contemporains, d’une réconciliation de notre culture avancée avec la nature ; état en lequel l’usage des techniques comme les consommations seraient mesurées, et où les liens entre humains et avec les autres êtres naturels seraient privilégiés. D’une part, il n’y a pas à se réconcilier avec la nature qui n’est pas un partenaire, mais une dynamique de la planète, aveugle aux intérêts humains. D’autre part, un tel idéal manque trop de consistance pour être motivant. Cet état de réconciliation générale, pour quoi faire ? N’est-ce pas là un idéal de retraité ? Va-t-on mettre l’humanité à la retraite ? Et, comme des caricatures de retraités, penser sans arrêt aux normes, vitupérer contre les déviants qui menacent sans cesse, calculer constamment son bilan carbone, son empreinte écologique, cultiver son jardin tout en surveillant son voisin en lui faisant de grands sourires ?

Lorsque nous mettons en exergue la proposition de Kempf d’un monde où « nature et culture … seraient associées harmonieusement », ce n’est certes pas à l’idéal ci-dessus que nous pensons. Car alors il ne s’agit pas exactement d’« harmonie » mais plutôt d’un calage des ambitions de l’homme sur les réquisits de la nature. D’ailleurs, on peut penser que l’idéal visé – une humanité vivant sur la planète sans histoires – est un idéal finalement naturaliste, justement parce qu’il tend à supprimer l’« histoire » humaine. Tout se passe comme si l’homme voulait, imitant l’animal, faire de la planète entière son biotope dédié et en tirer tous les éléments de son bien-être. Mais s’il pouvait réaliser cet idéal, l’homme ne s’animaliserait-il pas ?

Il ne le pourra pas. Parce que l’humanité est l’espèce qui n’a pas de biotope. Elle est l’espèce errante par excellence. Et c’est en le reconnaissant que l’homme peut former un idéal qui le motive parce qu’il sera un idéal vraiment humain. Être errant, c’est savoir que son site d’habitation est toujours provisoire, c’est partir à l’aventure. On sait très bien ce que cela signifie spatialement, mais cela vaut de manière plus profonde : la technique et l’art (et nous pourrions montrer qu’hors l’industrie ils ne sont pas dissociables), toutes les créations artificielles, sont des manières de modifier son site d’habitation, de se déplacer, et donc de s’aventurer. Lorsque ces créations sont réussies, lorsqu’elles peuvent valoir pour tous les hommes, elles prennent placent dans la culture, et elles nous déplacent car elles modifient le monde : elles le rendent globalement plus humain en le rendant plus habitable – pourquoi donc les hommes n’ont-ils de cesse, quand ils viennent habiter un nouveau lieu, de le peupler de signes des valeurs de la culture (bibelots, tableaux, etc.) ? Et la satisfaction que le (ou les) créateur(s) en tire est d’un tout autre ordre que les « sensations positives » que promettent les marchandises ; ne serait-ce parce que, spontanément elle se partage, plutôt qu’elle n’enferme l’individu dans son ego.

Un idéal vraiment humain serait cet idéal d’enrichissement de la culture, d’humanisation du monde, qui donne sens à un type tout-à-fait déterminé d’activité humaine qu’H. Arendt nommait « l’œuvre » qu’il faut distinguer du « travail » qui ne vise qu’à satisfaire ses propres besoins (voir cet extrait de mon essai Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?).

L’œuvre exclut l’industrie parce qu’elle ne vaut que par l’humanité des énergies qui l’ont investie – on ne dissocie pas l’œuvre de son (ses) auteur(s) – alors que l’industrie crée l’anonymat des productions.

L’œuvre ne se consomme pas. Elle s’entretient et se transmet : elle est par nature un bien durable.

L’œuvre crée la solidarité de ceux qui y contribuent parce que leur ego a été amené à se dépasser pour un bien commun. C’est pour cela que l’œuvre se contemple. Il y a toujours, dans le rapport à l’œuvre, un temps d’arrêt et de satisfaction par reconnaissance. C’est pourquoi le temps de l’œuvre ne peut pas être celui de l’activisme frénétique de l’économie actuelle sous régime mercatocratique (prise dans la logique des marchés).

Il n’est pas possible qu’une œuvre soit un danger pour l’intégrité de la biosphère, parce que, par nature, elle est une expression de l’humanité par laquelle celle-ci reconnaît sa valeur. À chaque fois qu’une création technique ne peut être acceptée socialement que si l’on cache certains de ses caractères parce que les hommes ne pourraient les reconnaître comme exprimant la valeur humaine, on est dans autre chose que l’œuvre, quelque chose comme une monstruosité technique.

L’homme doit d’abord satisfaire ses besoins, parce qu’il assure ainsi l’entretien et la continuation de sa vie. Mais, ses besoins satisfaits, il aspire à faire valoir son humanité. Son véritable idéal est de faire œuvre, d’apporter ce que lui seul peut apporter à l’humanité. Et, tous les témoignages convergent : lorsqu’il a fait son possible pour avancer en ce sens, il meurt heureux et en paix – « Es ist gut » (c’est bien) furent les derniers mots de Kant.

Or, la société mercatocratique est une société de besoins. Le pouvoir marchand a besoin de maintenir indéfiniment les individus dans un état de besoins. Et les gens sont malheureux parce qu’ils dissipent l’essentiel de leur énergie à travailler pour répondre à leurs besoins.

Ce sont le plus souvent les gens humbles, ceux qui ne consacrent pas l’essentiel de leur énergie à la course à la valeur d’échange, qui sont le plus fidèles à l’idéal de l’œuvre ; ne voulant pas perdre le sens humain de leur activité, il jouent perdant dans la course à la rentabilité, et le système marchand les pénalise.

Ainsi, c’est seulement l’idéal de l’œuvre qui peut soutenir l’écologisme que nous cherchons, c’est-à-dire une écologisme désirable, populaire, qui n’a nul besoin d’une batterie de contraintes pour défendre la vitalité de la biosphère. C’est pourquoi cet écologisme « associe harmonieusement nature et culture ». Notons bien cependant qu’en cette harmonie, il ne saurait y avoir réciprocité – la nature et les créations humaines sont incommensurables l’une à l’autre – mais c’est bien la nature qui s’adapte aux créations humaines, quoique celles-ci n’altèrent pas sa diversité, mais plutôt l’enrichissent. C’est pourquoi l’écologisme de l’œuvre est pleinement humaniste.