mardi, avril 30, 2013

Un étonnant mariage !


« C’est la vraie marque d’un philosophe que le sentiment d’étonnement que tu éprouves ! »
Platon,
Théétète

Cet "étonnant mariage" est celui entre les homosexuel(le)s et l'institution du mariage qui vient d'être célébré en France par un vote du Parlement. Car quoi de plus 
improbable que cet investissement des homosexuel(le)s sur l'institution du règne de l'hétérosexualité ! Cette situation paradoxale mérite examen pour les riches enjeux qu'elle recèle concernant notre rapport au passé, au présent et à l'avenir.


On ne s’étonne pas assez de ce mouvement général d’inscription dans la loi du mariage pour les homosexuel(le)s.
N’est-il pas étonnant que des groupes sociaux, qui ont de haute lutte obtenu une reconnaissance sociale de pratiques sexuelles différentes, veuillent se fondre dans l’institution du mariage qui a toujours symbolisé l’hétérosexualité comme norme sexuelle exclusive ?
N’est-il pas étonnant que des groupes sociaux qui ont, dans les dernières décennies du XXe siècle, dénonçé avec véhémence, et de manière clairvoyante, le mariage comme cadre d’une « prostitution légale » de la femme, le revendiquent aujourd’hui pour eux(elles)-mêmes ?
N’est-il pas étonnant qu’à une époque où l’institution du mariage est, de fait, très mal en point – qui croit, hors la subjectivité des mariés (quand ils sont amoureux), à l’engagement à vie d’un couple ? –, elle devienne l’enjeu d’une lutte à ce point passionnée ?
Avec jeu de mot, ce qui est vraiment étonnant, c’est ce mariage entre les homosexuel(le)s et le mariage !
Dépréciation du mariage
Notre temps est caractérisé par un écart maximum entre la représentation commune (imaginée) du mariage et sa réalité – ce qui est un signe de la faiblesse de l’institution. Sa représentation est toujours celle d’un engagement pour la vie (et c’est ainsi qu’il est revendiqué des deux côtés comme enjeu de la lutte concernant sa légalisation pour les couples homos). Sa réalité est de fonctionner comme un contrat à durée limitée non maîtrisée qui vaut comme utilité dans la gestion d’un patrimoine (surtout pour sa transmission) et comme garantie d’un cadre d’accueil des enfants – garantie imparfaite puisqu’il arrive souvent que la présence d’enfants jeunes ne suffise pas à le prolonger.
Nul doute que les homosexuel(les) marié(e)s connaîtront les mêmes déconvenues, les mêmes situations de divorce pénibles, voire sordides, surtout s’ils(elles) ont des enfants, dans leur vécu du mariage, que celles que vivent fréquemment les mariés hétérosexuels.
Alors quel est l’enjeu ? L’« égalité des droits » nous répète-t-on de manière incantatoire. Mais pourquoi alors tant d’énergie pour un droit aussi affaibli ?
Une passion homosexuelle
Le manque de raisons objectives nous invite à regarder du côté des motifs subjectifs. Il faut alors rappeler ce qu’impliquait être homosexuel(le) dans le passé. C’était être confronté à une intolérance ambiante impitoyable qui portait la menace de la violence et de l’exclusion (on aimerait écrire cela définitivement au passé, mais c’est encore parfois vrai aujourd'hui). Toute une série de vécus négatifs tels la peur, la nécessité de vivre secrètement ses liens les plus chers, l’éventualité et l’angoisse du coming out, etc., se catalysent alors comme conscience de la difficulté d’être ce que l’on est, c’est-à-dire d’accepter son identité dans un contexte social qui ne semble pas pouvoir l’accueillir. Et c’est seulement en revendiquant sa différence dans un cadre collectif, comme cela a été fait ces dernières décennies, que l’homosexuel(le) a pu s’assurer de la valeur de son identité.
Il reste que, quoique reconnu, accepté socialement, et même quand ses intérêts propres sont pris en compte par la loi (en France, avec le PACS), l’homosexuel(le) d'aujourd'hui n’est pas totalement quitte de son passé. Car nécessairement – c’est une loi du psychisme – dans la difficulté de vivre le sentiment d’être rejeté, s’est formé le fantasme d’« être comme tout le monde » Ce fantasme était alors la seule réponse possible à une situation à la fois irrémédiable pratiquement et intolérable psychiquement. Ce fantasme, enfoui dans les couches profondes du psychisme, trouve aujourd’hui sa voie vers la réalité dans la revendication de « l’égalité des droits », et d’abord, car c’est là le cadre normal de la sexualité, le droit de constituer une cellule familiale comme tout le monde. Ceci a pour conséquence que la revendication pour la parentalité n'est pas séparée de celle pour le mariage : dès le soir du 23 avril (jour de la légalisation du mariage), les militants français pour cette « égalité » exprimaient leur insatisfaction tant qu'ils n'auront pas obtenu le libre accès à la PMA (procréation médicalement assistée). 
Autrement dit, la revendication du mariage de la part des homosexuel(le)s se montre aussi décalée par rapport à la réalité objective parce qu’elle est de nature passionnelle – la passion étant finalement un désir qui, parce qu’il est enraciné dans un fantasme profondément enfoui, lié à une blessure passée du psychisme, s’impose de manière impérieuse, insistante, et sans compromis.1
Notons qu’il y a aussi des motifs passionnels dans l’autre camp, qu’on repère dans la crispation sur certaines valeurs traditionnelles (que nous nous dispenserons d’élucider plus avant ici). Mais c’est bien cet investissement passionnel de part et d’autre qui rend compte de l’impossibilité du dialogue et de la violence de l’affrontement qui ne peut se terminer que par la victoire d’un camp sur l’autre.
Puissance d’un mouvement
Aujourd’hui, c’est plutôt le camp en faveur du mariage homosexuel qui semble être vainqueur. On le comprend si l’on prend conscience des autres puissantes forces sociales sur lesquelles il peut s’appuyer.
La première force est un mouvement intellectuel né de la critique radicale du discours moderniste par Heidegger, approfondi et systématisé en France, en particulier par Derrida, comme « déconstruction ». La déconstruction est la critique systématique des textes pour mettre à jour, derrière les mots évidents sur lesquels ils sont construits, les présupposés intéressés qu’ils cachent et que, souvent, ils se cachent. Surtout à partir de l’Amérique du Nord, où la déconstruction a beaucoup intéressé les milieux intellectuels, les mouvements homosexuels et féministes radicaux s’en sont nourri pour remettre en cause le lien, communément jugé nécessaire, entre le sexe comme réalité physiologique et le genre comme réalité culturelle. C’est ce qu’on appelle les « gender studies » (les études sur le genre), qui affirment que ce lien – par exemple entre la possession d’un utérus et le genre « femme » (autrement dit le rôle social de femme vouée à enfanter et à s’occuper de sa progéniture) – n’est que l’expression idéologique du pouvoir mâle. On en tire la conséquence que le genre – masculin ou féminin – n’est rien d’autre qu’une construction culturelle, ce qui laisse toute latitude pour le construire différemment. Dès lors le fameux couple traditionnel hétéro n’a pas plus de légitimité que le couple homo. En termes de législation, les premiers ne doivent pas avoir plus de droits que les seconds.
La seconde force est celle du pouvoir qu’on peut qualifier de « techno-marchand », c’est-à-dire du pouvoir qu’apporte au marchand le fait qu’il puisse mettre sur le marché un bien qui bénéficie d’un surplus de technicité2. Il est de l’intérêt de ce pouvoir que les avancées techniques dans la procréation artificielle puissent se traduire par une offre de biens qui corresponde à une demande ouverte. Ces biens, ce sont les diverses techniques qu'on englobe sous la pudique appellation de « procréation médicalement assistée » (PMA). Nous parlons de demande « ouverte » pour distinguer le marché qui serait ouvert par la légalisation de la PMA pour les couples mariés homosexuels, de la PMA dont l’usage est déjà autorisé mais de manière restrictive dans le cadre légalement verrouillé de la stérilité médicalement constatée. Dans cet usage médical, comme le note J. Testart, la technique PMA – le plus souvent la fécondation in vitro (FIV) –  « ne crée pas un besoin puisque celui-ci préexiste et disparaît dès satisfaction ». Pour que le véritable marché de la procréation artificielle apparaisse, il faut que l'apparition même du bien, par son différentiel technique, suscite le désir. Clairement : il ne pouvait pas y avoir, il n'y avait pas, de revendication de parentalité pour les couples homosexuel(le)s, avant l’apparition des techniques d'insémination artificielle avec don de sperme (IAD) pour les couples de femmes, et de gestation pour autrui (GPA) pour les couples d'hommes ; alors qu'il y a toujours eu demande de remédiation au corps médical des couples n'arrivant pas à procréer.

Une affaire sérieuse
En somme, si, du point de vue du simple bon sens, cette fièvre pour ou contre le mariage des homosexuel(le)s apparaît assez farfelue, elle est finalement une affaire sérieuse.
Elle est sérieuse pour les homosexuel(le)s qui l’investissent de manière passionnelle pour enfin pouvoir créer une cellule familiale « comme les autres ».
Elle est sérieuse du point de vue des valeurs communes puisqu'elle procède d’une « indifférence des valeurs » : toute valeur absolue pouvant être « déconstruite », toutes les valeurs se valent. Il ne reste donc que le jeu des intérêts particuliers ; avec comme seule valeur commune à tous celle que ce jeu puisse se dérouler sans se perdre dans une violence incontrôlable. La légalisation du mariage homo est une grande avancée vers cette société de coexistence des intérêts particuliers, aussi légitimes les uns que les autres, et dont la législation ne vise qu’à assurer l’harmonieuse cohabitation en garantissant les droits de chacun. Par exemple, dans une telle société une revendication à la parentalité de femmes ménopausées, et de seniors en général, sera considérée comme un droit légitime (car ne mettant pas en péril l'ensemble des intérêts particuliers). Et – on le comprend puisqu'on commence déjà à le vivre – toute objection au nom de valeurs absolues – par exemple celle de « dignité humaine » – sera jugée « ringarde » !
Cela tombe bien parce qu’une société en laquelle n’existent que des intérêts particuliers est justement celle qui permet au pouvoir technico-marchand de s’épanouir, car c’est l’offre de biens valorisés par leur différentiel technique qui va apporter la satisfaction des intérêts particuliers. La légalisation du mariage homo est donc aussi une affaire sérieuse en ce qu’elle ouvre la voie à la mise sur le marché de la PMA, c’est-à-dire des techniques de procréation artificielle. Le plus intime de la vie humaine – sa transmission – deviendrait aussi une marchandise ! Par exemple, pour acquérir la parentalité un couple d’homosexuels ne devrait-il pas, d'une manière ou d'une autre, acheter les services d’une mère porteuse, c’est-à-dire trouver une femme en situation de vendre sa grossesse ? Cela ne fait-il pas comprendre que ce qui est la simple convergence des intérêts particuliers du point de vue marchand peut être jugé comme le pire esclavage du point de vue humain ?
Ramenée aux lois du marché on voit que cette fameuse « égalité de droits » revendiquée avec tant d’emphase conduit à une inégalité de fait. En cette affaire, comme en toutes en ce monde libéral en lequel ne jouent que les intérêts particuliers, celui qui peut payer est le maître, celui qui ne peut pas est l’esclave !
La légalisation du mariage homo est enfin une affaire sérieuse parce qu’elle entretient ses partisans de bonne foi dans des illusions. Et nous savons tous que la souffrance de la désillusion est à la hauteur de l’investissement dans l’illusion.
Les pièges de la PMA
Nous avons déjà évoqué l’illusion que peut porter le désir de mariage comme celle de l’égalité de droits. Mais la plus dommageable pourrait bien être l’illusion de parentalité. Sous l’acronyme anodin de PMA, les homosexuel(le)s croient revendiquer la possibilité d’utiliser un simple moyen technique pour un but légitime – être parent – comme on en utilise constamment et pour les buts les plus divers. Mais la PMA n’est pas qu’un moyen car il y a forcément les gènes d’un tiers qui s’introduisent dans le processus. Un tiers dont des traits génétiques caractériseront l’enfant. La famille-PMA sera donc nécessairement obérée d’un parent-fantôme et pourtant bien présent. Le désir de connaître son origine est essentiel à chacun et l’enfant qui saura de toutes façons qu’il est le produit de l’union d’un ovule et d’un spermatozoïde s’interrogera indéfiniment – car pourra-t-il y avoir une réponse satisfaisante ? – sur la personne qui manque dans la photo de famille. Notons que dans les cas de recours à la GPA (grossesse pour autrui) la situation se complique puisque la mère porteuse qui a développé l’embryon qu’on lui a implanté (qui aura pu être fécondé in vitro) ne peut être également abstraite de la parentalité.
Et ce n’est pas fini ! Il y a nécessairement derrière l’avènement du petit enfant l’action déterminante du techno-généticien (peut-on encore l’appeler « médecin » ?). C’est lui qui est toujours à la manœuvre, quelle que soit la technique choisie pour provoquer la fécondation, en amenant le spermatozoïde et/ou l’ovocyte décisif(s). Il a lui aussi sa place dans le tableau parental ! D'ailleurs, dans la mesure où il choisit – dans une banque de sperme, ou parmi des ovocytes (ou des embryons) techniquement mis à sa disposition (souvent par prélèvement et congélation) – ce n’est plus de la « procréation médicalement assistée », mais bien de la « procréation médicalement dirigée » puisque son choix a des conséquences sur les caractères de l'enfant à naître. Au moins, cette façon plus exacte de nommer l’acte technique permet-il de mieux faire sentir le danger d'eugénisme3 qu’il recèle. Comment, à terme, ne se réaliserait pas la tentation d’offrir plus si l’on paie plus, dans un marché de la procréation artificielle ouvert par sa légalisation non médicale, et qui s'enrichirait bien vite de la demande de couples hétérosexuels auxquels on ne pourrait refuser ce droit (toujours au nom de l'« égalité » bien sûr !) ?
Il faut enfin avoir conscience que, du moins dans l'état actuel des techniques, l'accès à la parentalité par  PMA n'est pas un chemin semé de fleurs, mais un long et contraignant processus – nombreux examens, actes de ponction et d’implantation qui peuvent être multiples, etc. – toujours aléatoire (plusieurs tentatives sont parfois nécessaires, taux élevé de grossesses multiples) et risqué (complications suite aux gestes de ponction ou d’implantation).
On le voit, la PMA est loin d’être cette simple technique qui remédie à l’impossibilité naturelle de procréation que l’on présente habituellement. Elle n’est pas réductible à un moyen que l’on oublie une fois le résultat – l’enfant – obtenu. La PMA est telle qu’il y a toujours – qu’il y aura toujours – outre les parents d’état civil, au moins deux parents-fantômes (parfois trois ou plus !) derrière une naissance.
Passé et avenir
La revendication du mariage homosexuel peut tout-à-fait être pensée comme présentation à la société de la dette de son intolérance passée. Il faut néanmoins accepter que ce désir de s’inscrire dans le commun des couples en générant une cellule familiale n'est qu'un fantasme lequel, comme tout fantasme, ne saurait rejoindre la réalité. Ici la nature montre l’invalidité de la « théorie du genre » (les genres féminin/masculin seraient de pures constructions culturelles). Si l’on entend par « nature » un donné de lois qui régissent la biosphère, les rôles de père/mère (lesquels sont des déclinaisons des genres masculin/féminin), qui sont bien des créations culturelles, s’appuient nécessairement sur les lois biologiques qui déterminent le dimorphisme sexuel de l’humanité. C’est pourquoi la nature fait retour par l’impossibilité pour deux personnes de même sexe de procréer spontanément par une relation physique ; mais elle fait retour aussi en compliquant par ses lois les techniques de procréation artificielle au point qu’il est impossible de parler en rigueur de « parentalité » comme on en parle pour les couples hétérosexuels.
Ils serait bien, pour la maîtrise de l'avenir, que les homosexuel(les) écoutent et prennent en compte le plus vite possible ces vérités. Un fantasme agissant comme motif d’une passion est toujours légitime au sens où il a été la seule réponse humainement possible pour apaiser le moi dans une situation trop fortement angoissante. Mais la passion n’en finit jamais de vouloir se satisfaire dans la réalité, parce que ce qu’elle vise est la réparation d’une situation passée, ce qui est évidemment impossible4. Le hamster peut faire tourner indéfiniment sa roue pour avancer dans sa cage. L’homme lui, par sa réflexion rationnelle, peut se rendre compte de la vanité de ses entreprises passionnelles. Il peut devenir assez lucide pour prendre conscience de leur racine régressive. Alors il est temps pour lui de ne plus rester enferré dans ses démons du passé et de se tourner vers l’avenir, pour positivement construire, avec d’autres, et donc par sa raison, l’humanité qui mérite d’advenir.
Pour moi, en cette humanité, les couples homosexuels pourront réaliser leur désir de transmission aux jeunes générations en prenant la responsabilité de l’éducation d’enfants que les hasards de la vie auront séparé de leurs parents. Peu importe comment ils se feront appeler car l’essentiel du rapport à l’enfant sera là : lui transmettre la culture de l’humanité de telle manière qu’il puisse la porter plus loin – plus loin dans la richesse des œuvres créées, plus loin dans la justice des relations sociales.
Étonnants apparaîtront alors les égarements de l’humanité à une époque où elle s’excitait de sa puissance en produisant ces techniques de manipulation de sa vie telle la PMA – techniques tellement intrusives qu’elles brouillaient la conscience que l’homme avait de lui-même !
« Hé, diront les hommes et femmes à venir, ces folies c’était l’adolescence de l’humanité, et elle a failli en mourir ! »
  … s’ils peuvent le dire !



NOTES

1- Sur la passion comme problème pour la liberté voir mon essai Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? Chapitre 10 : La passion comme mode besogneux du désir.

2- Sur l’investissement technique de la marchandise dans notre société voir dans Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?  le chapitre 13 : La puissance technique

3- Le fait de compromettre l'indispensable diversité de l'espèce humaine en sélectionnant délibérément certains caractères des enfants à naître.

4- Voir la référence de la note 1

vendredi, avril 05, 2013

Giordano Bruno, le mécréant religieux


Le destin singulier du penseur italien Giordano Bruno (1548-1600) est plein d’enseignements. Martyr de l’intolérance du catholicisme romain, qui l’a fait brûler vif à 52 ans comme hérétique, il avait également été excommunié par les Calvinistes de Genève et les Luthériens allemands. L’Église catholique a pourchassé pour brûler – méthodiquement – tous les exemplaires de ses livres qu’elle a pu trouver. Sa pensée a été victime d’une sorte de forclusion historique – la forclusion est ce qui est soustrait à la mémoire au point qu’on ne puisse même pas nommer ce qui est absent – pendant les trois siècles suivant sa mort en lesquels la chrétienté a dominé la culture occidentale. Encore aujourd’hui, alors que Galilée a été récemment réhabilité par Rome, Bruno demeure toujours proscrit, sous le coup des jugements infâmant prononcés il y a plus de 400 ans par le Saint-Office.

Pourtant son œuvre est extraordinairement riche et généreuse. Si le cœur en est l’exposition de sa philosophie, elle traite des sujets les plus variés – astronomie, mathématiques, physique, mnémotechnique, magie, astrologie, etc. –, comme elle se décline en de multiples formes – traités, dialogues, discours, satires, comédies, poèmes. Il anticipe plusieurs idées qui allaient devenir importantes dans l’histoire ultérieure de la pensée comme l’idée d’infinité de l’Univers, la gravitation universelle (voir citation dans ce document), l’idée de monade (atome de réalité doué de vie, reprise par Leibniz), l’idée de relativité générale dans l’Univers (reprise par Einstein), l’idée d’amoralisme (il n’y a pas de Mal absolu, reprise par Spinoza puis Nietzsche), etc. La pensée de Bruno nous interpelle. Comment a-t-elle pu amener l’institution catholique à commettre un de ses actes les plus lourds de conséquences quant à l’avenir de la pensée et à sa propre crédibilité ?

Une idée revient souvent sous la plume de Bruno, et prend une place centrale dans sa pensée : c’est l’idée d’infini. C’est en l’examinant que l’on peut espérer mieux comprendre l’unité de sa démarche.

L’infinité de L’Univers

L’infini, chez Bruno, c’est d’abord l’idée qui libère l’Univers. L’Univers n’a pas, en effet, été libéré du dogme scolastique par Copernic, mais par Bruno. Rappelons que la scolastique – la doctrine de l’École – est la vision du monde officielle enseignée en Occident au Moyen-Âge par les institutions contrôlées par l’Église ; elle est essentiellement inspirée par la Bible et la philosophie d’Aristote, surtout à partir de l’œuvre de synthèse de Thomas d’Aquin. L’astronome polonais Copernic avait, quelques années avant la naissance de Bruno, publié un livre en lequel il expliquait que le meilleur moyen de rendre compte des changements célestes était de considérer que la Terre n’est pas au centre de l’Univers, mais que cette place est occupée par le Soleil, alors que la Terre tourne autour de lui en une année et sur elle même en un jour. Bruno est copernicien au sens où il est un des premiers à défendre cette vision de l’Univers contre celle d’Aristote. Mais il est bien plus que cela. Alors que Copernic conservait la conception d’un Univers fini, limité par la « sphère des fixes » – entendons les astres (les étoiles) qui restent fixes les uns par rapport aux autres –, Bruno affirme l’infinité de l’Univers.

Cette idée d’un Univers infini était déjà bien présente dans l’Antiquité, dès le VI° siècle avant J-C avec le Milésien Anaximandre, puis plus tard avec Démocrite et les Épicuriens. Mais cette idée avait été discréditée comme éminemment païenne par la doctrine chrétienne, surtout parce qu’il lui fallait une place pour Dieu. Et cette place était toute trouvée dans l’au-delà de la sphère des fixes. Ce qui permit à l’Église d’enseigner que Dieu est au ciel.

En défendant l’idée d’un Univers infiniment étendu occupé par une infinité de mondes, Bruno chasse Dieu de cette place. Mais sa véritable audace est ailleurs, dans la manière dont il justifie l’infini spatial. Traditionnellement, l’argument était logique : que devient la flèche de l’archer lâchée à travers la sphère des fixes ? Bruno propose un nouvel argument qu’on pourrait appeler « l’expérience du déplacement d’horizon ». À première vue l’horizon se donne comme une couture entre la voûte céleste et la surface terrestre qui enclot l’espace humain. Mais si je me déplace, l’horizon se déplace et de nouveaux espaces apparaissent. Il y a donc une loi qui rend le champ de l’espace visible relatif au point de vue du spectateur. Si j’applique cette loi à la vision des astres, il s’ensuit que si je pouvais me déplacer très loin dans l’Univers, je pourrais sans cesse voir apparaître de nouveaux espaces avec de nouveaux astres ; en particulier, les constellations d’étoiles que je vois depuis la Terre se déformeraient à en devenir méconnaissables : il n’y aurait plus de « sphère des fixes » ! Ainsi : « Dès que l’on a reconnu que le mouvement apparent du monde est dû au mouvement diurne réel de la Terre (lequel se trouve aussi dans les autres astres semblables), aucune raison ne peut nous contraindre à accepter que les étoiles soient équidistantes de nous ». Bruno, De l’univers infini et des mondes – 1584.

L’intérêt de cet argument est qu’il est d’expérience vécue : on a une preuve de l’infini par la simple démarche rationnelle d’une extrapolation de notre expérience perceptive. La faiblesse des aristotéliciens est de s’en tenir à cette vision infantile qu’est l’image instantanée du monde. Et Bruno, dans le texte cité ci-dessus, était déjà capable de voir la Terre telle que la voient aujourd’hui nos astronautes depuis leur station orbitale.

La perfection du monde

Mais, pour Bruno, cette physique de l’infini implique d’emblée une métaphysique de l’infini. Car le philosophe, qui est docteur en théologie, sait très bien que l’infinité est d’abord un attribut de Dieu. Si bien qu’il reçoit cette expérience de l’infinité de l’Univers comme une expérience religieuse : l’expérience de la présence de Dieu. Certes, Dieu n’a plus sa place dans cet « arrière-monde » (Nietzsche) qui s’exempterait des lois de la nature, mais c’est parce qu’il est partout, parce qu’il est la nature : « Dieu est infini dans l'infini, partout en toutes choses, ni au-dessus ni à l'extérieur mais totalement intime à toutes choses. » De l’immense et de l’infigurable – 1591. Et l’argument invoqué est d’une parfaite simplicité : l’infinie perfection de Dieu ne peut s’exprimer que dans un Univers infini.

De cette divinité qui est la nature, Bruno tire la conséquence que, d’une certaine manière, la perfection divine doit être en toutes choses. Ainsi un espace vide étant signe d’imperfection, il s’ensuit que l’espace infini est occupé par une infinité de mondes tels que le nôtre. Bruno considère l’humanité terrestre comme une espèce tout à fait banale dont les équivalents existent, innombrables, dans d’autres mondes.

Mais chaque être de l’Univers doit exprimer l’infinité divine. Bruno conçoit donc une unité minimale d’être, la monade, invisible à nos yeux, mais qui par assemblage compose tous les êtres que nous pouvons connaître. Atome vivant, la monade participe de l’infini en étant consciente, de son point de vue fini, de l’infinité divine. Dès lors il peut caractériser l’Univers – qui est la Nature ou Dieu –comme « l’infiniment infini ».

Enfin puisque le monde est Dieu, il est nécessairement parfait. Il n’y a donc aucun mal en lui. Ce qu’on appelle le mal n’est qu’un « mauvais » relatif à l’homme lorsqu’il rencontre certaines situations qui lui paraissent, du point de vue de ses intérêts particuliers passagers, nuisibles.

On a témoigné que Bruno, apprenant la sentence qu’il serait brûlé vif, aurait répondu à ses juges : « Vous avez certainement plus peur en prononçant cette sentence que moi en l'écoutant ! » On comprend la force de la certitude intérieure qui rendait possible cette affirmation.

Rencontre avec Einstein

Einstein explique, dans Comment je vois le monde (1934), qu’on peut distinguer trois types de religiosité :
·         Il y a la religiosité qui répond à la méconnaissance des causes réelles et à la peur de l’avenir et qui amène à poser des êtres surnaturels dont il faut s’allier les bonnes grâces.
·         Il y a la religiosité qui répond à un besoin social et qui amène à poser un Dieu maître de notre destin qui récompense ou punit les comportements de chacun, définissant ainsi un Bien et un Mal collectif.
·         Mais il y a aussi la religiosité qu’il qualifie de « cosmique », et qui naît du sentiment éprouvé par celui qui dépasse l’attachement à son moi dans la conscience de l’ordre de l’Univers. Cette religiosité « ne connaît ni dogme ni Dieu conçu à l’image de l’homme et donc aucune Église n’enseigne la religion cosmique ».

Pour Einstein, cette dernière forme de religiosité, dont il se réclamait, est la seule qui soit compatible avec la science. Elle est accessible à tous, mais elle n’est généralement pas populaire (sinon, note Einstein, avec le bouddhisme). Et il cite quelques grandes figures religieuses en ce sens : « Démocrite, François d’Assise, Spinoza ». Il omet ici de citer Giordano Bruno, et paie sans doute son tribut à la forclusion ecclésiale du philosophe italien. Pourtant Bruno est, tout autant que les grandes figures citées par Einstein, exemplaire de cette religiosité cosmique.

Pour le comprendre, il faut d’abord justifier pourquoi cette forme de religiosité a pu être considérée par Einstein comme la seule véritable religiosité. « Religieux » , « religion », dérivent du latin « religo » qui signifie « lier ». « Religiosité » évoque donc d’abord l’attachement à une réalité transcendante. Une réalité transcendante est une réalité dont on se sait dépendre absolument. Il y a deux conséquences. Cette réalité dépasse nos facultés de représentation. Cette réalité relativise la valeur de notre moi, si bien que, chacun se sentant rattaché à la même réalité transcendante, du point de vue collectif nous devenons de fait reliés entre nous comme humblement dépendants de cette réalité. Autrement dit, la religiosité verticale (lien de transcendance) implique nécessairement la religiosité horizontale (lien de communauté). De ce point de vue, Bruno a été un grand cosmopolite, parcourant la plupart des pays européens, fréquentant les divers milieux sociaux et les pratiquants des multiples versions de la chrétienté.

La religiosité cosmique étant le lien avec l’Univers infini suscite en effet le sentiment d’une communauté de condition humaine, autrement dit le cosmopolitisme. La religiosité cosmique ne peut que se rattacher à un Univers infini, parce que s’il est fini, il y a place pour un Dieu qui le supplanterait. Mieux, la religiosité cosmique est la seule qui soit fidèle à la vie qui nous est donnée, car c’est la seule qui ne malmène pas l’expérience vécue - comme le fait l'appel au surnaturel - mais la respecte. C’est ce qu’a montré Bruno par l’expérience du déplacement d’horizon. On peut l’illustrer aussi par une approche phénoménologique de la perception. La transcendance vécue de l’Univers infini s’indique par l’expérience sensible du ciel : il s’agit de la seule expérience sensible externe qui ne puisse pas être objet de perception (voir à ce sujet mon article « Attention au ciel »)

Bruno est exemplairement religieux parce qu’il fonde la transcendance de l’Univers sur l’expérience sensible et la raison, c’est-à-dire sur la vie humaine dans sa globalité. Il l’est aussi parce qu’il ne sépare pas : l’homme n’est pas le jouet de la transcendance, il y participe ; la nature n’est pas obérée par une surnature totalement hétérogène. Il l’est finalement parce que sa ferveur religieuse l’a mis sur la voie de maintes intuitions de savoir qui allaient être développées par les sciences à venir : conception de l’Univers, théorie de la gravitation universelle, théorie de la relativité, etc.

Tout récemment, François d’Assise (cité par Einstein comme religieux exemplaire) s’est, par l’élection du pape François, comme introduit au Vatican. Peut-être cela conduira-t-il à une réhabilitation du Nolain (de Nola, nom de son village natal près de Naples) par reconnaissance de son exemplaire religiosité ?

mardi, avril 02, 2013

Séductions et impuissances du matérialisme


Où il est question de métaphysique.
Puisque notre monde est désormais massivement matérialiste et que le matérialisme est une prise de position métaphysique.
Que faut-il penser de ce matérialisme contemporain ? Est-il vraiment soutenable ?  




Cezanne_Nature_morte_au_crane
Cézanne : La Nature Morte au Crâne
 Le matérialisme
La métaphysique (du grec méta = au-delà et phusis = nature)  est le savoir de la réalité sous-jacente qui permet de rendre compte de cet ensemble de manifestations ordonnées qu’on appelle la nature.
Ainsi, on doit bien constater que toute notre expérience doit être partitionnée selon :
  • d’une part, les réalités qui sont dans l ‘espace et dans le temps, et qui nous sont données par la perception sensible – ce sont les réalités matérielles ou la matière ; 
  • d’autre part, les réalités qui n’ont aucune existence spatiale et nous sont données seulement dans le temps et non pas par les sens mais « intérieurement » (dit-on par commodité de langage) – ce sont les réalités spirituelles ou l’esprit.
Le problème métaphysique fondamental consiste alors à se demander :
  • si toute réalité est essentiellement matérielle – l’esprit ne serait alors qu’un épiphénomène  de la matière : c’est la thèse du matérialisme ;
  • ou si toute réalité est essentiellement spirituelle – la matière ne serait alors qu’une construction de l’esprit : c’est la thèse du spiritualisme.
Il existe, bien sûr, aussi la 3ème possibilité logique, la thèse du dualisme : la réalité est essentiellement esprit et matière, l’esprit insufflant des formes à la matière informe. Mais cette dernière thèse, en donnant toute l’efficience à l’esprit – de la matière informe on ne peut rien dire – peut être ici avantageusement assimilée au spiritualisme.
L’opinion commune – les idées vers lesquelles on incline spontanément parce qu’elles sont avalisées et popularisées par les pouvoirs sociaux – est aujourd’hui matérialiste.

Le matérialisme ambiant

C’est d’abord un matérialisme pratique. Le matérialisme pratique considère que c’est dans notre rapport aux objets matériels que se joue la valorisation de notre vie. Il peut s’appuyer sur l’argument que le plaisir – qui peut être défini comme la satisfaction obtenue au moyen d’un bien matériel – est l’expérience la plus tangible de ce qui est bien. Et cela est vrai ! Mais seulement d’un point de vue : celui du besoin, lequel n’est qu’un des modes possibles du comportement humain.  Le mode du besoin c’est celui en lequel nous sommes en quête de biens matériels parce qu’ils sont considérés comme une nécessité pour nous. Le plaisir étant la satisfaction apportée par le soulagement de la tension liée à la nécessité du besoin. En ce sens, qui est son sens le plus rigoureux, le plaisir implique toujours un rapport physique à un bien matériel – ce qu’on appelle aussi sa consommation. Or, note la philosophe Hannah Arendt, la société contemporaine est dite de consommation justement parce qu’elle nous incline à fonctionner sur ce mode. C’est ainsi qu’elle nous fait accepter de consacrer autant de temps au travail, lequel se définit comme l’activité nécessaire pour se procurer les biens dont on a besoin. : « On dit souvent que nous vivons dans une société de consommateurs et puisque, nous l'avons vu, le travail et la consommation ne sont que deux stades d'un même processus imposé à l'homme par la nécessité de la vie, ce n'est qu'une autre façon de dire que nous vivons dans une société de travailleurs. » – H. Arendt, La condition de l'homme moderne (1958), chap. III. Mais en nous comportant ainsi, c’est-à-dire en vivant notre rapport aux objets matériels comme un rapport de consommation nécessaire pour satisfaire nos besoins, nous ne nous différencions pas du reste du règne animal. C’est pourquoi Hannah Arendt ajoute, dans le même passage, que pour l’homme qui travaille et consomme : « l'emploi du mot “ animal ” (…) est pleinement justifié. »
Autrement dit, notre matérialisme pratique est une sorte d’éthique (justification du bien et du mal) primaire qui donne toute la valeur aux biens matériels parce qu’ils sont jugés nécessaires pour résoudre nos besoins dans le plaisir – le plaisir étant le souverain bien de la vie. En cette éthique, qui est spontanément celle des animaux, nous n’exprimons pas encore notre humanité. Pourtant, c’est bien de cette éthique que procède, dans la société marchande, la valorisation des biens matériels. La valeur sociale d’un individu est jugée sur ses signes extérieurs de richesse, comme autant de possibilités de se faire plaisir, plutôt que sur ses idées. Et c’est la capacité toujours plus grande d’acquérir des objets de consommation qui est constamment proposée comme but allant de soi, indiscutable, de toute vie réussie.
L’individualisme contemporain est un effet de ce matérialisme pratique, tout simplement parce que le plaisir est un type de satisfaction ne valant que pour soi. Mais, tout autant, le problème écologique contemporain – encombrement par les objets, envahissement par les déchets, pollutions, dangereux déséquilibres de la biosphère – est l’effet mécanique de ce matérialisme pratique qui pousse à multiplier la consommation d’objets dans l’espoir d’accéder à un incertain bien-être. En un monde ainsi matérialiste, semble s’effacer de l’horizon commun la possibilité de valoriser sa vie par des satisfactions proprement humaines, telles la satisfaction esthétique, celle de connaître la vérité, celle de contribuer au bien commun des hommes, celle de s’accorder, de se comprendre entre humains, etc. Toutes satisfactions, on le remarquera, dont la nature est essentiellement spirituelle !
Ce matérialisme contemporain est, en général, non réfléchi puisque l’environnement médiatique pousse massivement à considérer le plaisir par consommation d’objets comme la voie exclusive pour vivre vraiment. Il peut dès lors, chez les individualités pour lesquelles les circonstances d’éducation n’ont pas permis de réaliser une socialisation suffisamment consistante, laisser apparaître brutalement sa nature animale. C’est pourquoi il faut rapporter à ce matérialisme cette sorte de retour de comportements barbares que notre civilisation croyait avoir définitivement dépassés, je veux dire cette nouvelle forme de violence, irréfléchie, aux motifs déclencheurs les plus futiles, qui se développe dans nos sociétés (jusque dans les établissements scolaires) depuis le tournant du siècle.

Le matérialisme théorique

Mais notre époque est aussi, comme on peut s’y attendre, théoriquement matérialiste. Cela se vérifie de manière particulièrement flagrante en ce qui concerne la connaissance de l’homme. La plus grande part de l’investissement social pour la recherche anthropologique va désormais vers les neurosciences : c’est par l’étude du système nerveux, et tout particulièrement du cerveau, que l’on essaie d’éclairer la détermination des comportements, l’apparition des émotions, l’acquisition des connaissances, etc. Corollairement, la médecine psychologique et psychiatrique soigne de plus en plus par médication faisant intervenir des molécules qui modifient les processus neuronaux.
Bien sûr, cette approche matérialiste de la connaissance n’est pas sans liens avec la matérialisme antique. Les Grecs avaient, en effet, déjà formulé avec la plus grande clarté la logique d’une conception matérialiste de la nature. Une telle conception, qu’on trouve déjà chez Démocrite (V° siècle avant J-C), doit rendre compte de toute la richesse de la nature uniquement par la matière. Elle ne peut donc que poser, à l’origine et de toute éternité, une matière disséminée en une infinité d’infimes particules insécables et de formes variées – les atomes – en mouvement dans le vide. Elle rend possible ainsi le devenir. Mais elle doit aussi préciser que ces mouvements sont totalement aléatoires car nul esprit n’a pu les mettre en ordre. Dès lors, au long du temps, des atomes vont se rencontrer par pur hasard et, les lois de la mécaniques s’appliquant à ces rencontres, une chaîne de conséquences nécessaires s’enclenchera : des atomes de formes convenantes s’accrocheront pour former une entité plus grande, d’autres, non convenants se dévieront pour continuer leur course et rencontrer d’autres atomes avec lesquels ils pourront éventuellement s’agréger, etc. L’Univers tel que nous le connaissons– dont nous-mêmes – est le résultat actuel de ce hasard et de cette nécessité appliqués aux atomes éternels.
Mais « Le hasard et la nécessité »(1970) est justement le titre du livre écrit par Jacques Monod, prix Nobel de médecine (en 1965), et on peut dire que ce livre est la formulation de la métaphysique matérialiste contemporaine à laquelle les scientifiques se réfèrent le plus volontiers. On comprend qu’il reprend exactement le cadre du matérialisme antique. Simplement, il l’actualise par les connaissances scientifiques acquises : les formes des atomes peuvent être précisément décrites, ainsi que leurs caractères de compatibilité/incompatibilité pour s’agréger ; l’utilisation de la génétique et de la théorie de l’évolution permet d’insérer de façon précise le hasard dans l’apparition et l’évolution du vivant ; etc.
Pourtant ce nouveau matérialisme, contrairement à son prédécesseur antique, ne produit pas une sagesse, c’est-à-dire une connaissance qui permette une conduite raisonnée et maîtrisée de son existence. Démocrite, sachant que, dans ce monde hasardeux, l’homme n’est qu’une réalité passagère et improbable, préconisait la modestie d’une vie simple et le détachement, et il se riait de ses contemporains qui s’agitaient sans cesse dans leur course aux richesses et aux pouvoirs. Un siècle plus tard, son héritier en matérialisme, Épicure, s’il affirmait que le critère du bien est le plaisir, précisait cependant que le bien-être qu’il procure est d’autant plus parfait que l’individu ne court pas après tous les plaisirs mais est capable de sélectionner rigoureusement les désirs à satisfaire au moyen de sa raison.  Le matérialisme contemporain n’a pas ces sagesses. Il apporte bien aux scientifiques la métaphysique dont ils ont besoin pour poursuivre de manière sereine leurs recherches, mais il laisse leurs résultats à l’encan des jeux de pouvoir sociaux. Finalement, les sciences permettent surtout de mettre au point des techniques pour contrôler les comportements des populations et démultiplier les biens qui seront objets de leurs besoins. La recherche théorique, et la métaphysique matérialiste sur laquelle elle s’appuie, se révèlent donc tout à fait adaptées au matérialisme pratique de la société.
Mais même dans le domaine de la connaissance ce matérialisme actuel est dans une difficulté majeure à laquelle échappait le matérialisme antique. Ce dernier peut être qualifié de « naïf » car il n’hésitait pas à penser l’esprit comme composé d’atomes, et donc pleinement matériel. Prenant pour modèle les flux d’air produits par la respiration (c’est pour cela qu’il plaçait volontiers dans la poitrine le siège de l’âme), il considérait que l’esprit est une matière subtile dont les atomes sont tels – les plus petits qui soient, parfaitement ronds et lisses – qu’ils peuvent se déplacer à la vitesse la plus rapide possible, traverser les corps, etc. Mais la science contemporaine a fait le deuil de cette homogénéité. Aucun atome à découvrir dans l’esprit qui est reconnu comme une réalité d’un autre ordre, capable de transcender la matière comme on le voit en maintes occurrences, et d’abord dans le phénomène vivant : je décide de lever mon bras et je le lève. Comment rendre compte de l’émergence de  l’esprit à partir d’atomes en mouvement soumis au hasard et à la nécessité ? Telle est la grande difficulté sur laquelle bute le matérialisme.
L’appel aux notions d’« émergence » – de nouvelles qualités émergent, dans certaines structures matérielles en certaines conditions, qui ne sont pas réductibles aux qualités des composants matériels (pas de causalité assignable) – ou de « téléonomie » – analyser une structure matérielle en se donnant la règle qu’elle poursuit un projet– ne sont finalement que des manières de nommer le problème sans le résoudre. D'autre part, la théorie de l’évolution, qui s’appuie sur le hasard des mutations biologiques et la nécessité de la sélection naturelle, recèle de graves insuffisances. L’œil est un appareil de captage d’images finement et ingénieusement constitué : on n’a jamais trouvé dans la nature, vivante ou fossilisée, d’autres organes pour cette fonction qui auraient témoigné d’une transition évolutive vers cet organe ; nulle part il n’existe de « sous-yeux » en lesquels le hasard aurait avancé, au-delà de la simple matière lumino-sensible, sur la voie de la vision ; on ne connaît que des yeux parfaitement finalisés.
D'ailleurs, apparemment sans s’en rendre compte, Jacques Monod échoue dans son dessein de reconstituer le vivant uniquement par le hasard et la nécessité. Certes, il proclame haut et fort : « … que le hasard seul est à la source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l'évolution, cette notion centrale de la biologie moderne n'est plus aujourd'hui une hypothèse, parmi d'autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d'observation et d'expérience. » (Le hasard et la nécessité, 1970). Mais lorsqu’il essaie de rendre compte de la constitution de la plus simple unité vivante (le virus), il écrit (p. 101) : « Il y a apparition d’ordre, différenciation structurale, acquisition de fonctions à partir d’un mélange désordonné de molécules individuellement dépourvues de toute activité, de toute propriété fonctionnelle intrinsèque autre que de reconnaître les partenaires avec lesquels ils vont constituer la structure. » Mais Jacques, ces molécules capables de « reconnaître les partenaires », n’est-ce pas la négation même du hasard ? Mieux ! On ne reconnaît un partenaire qu’en fonction du savoir qu’il est bon pour soi. Les molécules « dépourvues de toute activité, de toute propriété fonctionnelle intrinsèque » ont quand même le savoir de ce qui est bien pour elles. Il y a de l’esprit en elles ! Ajoutons que l’autonomie d’un système matériel dans la position et la poursuite de son but – ce qu’on appelle sa « finalité immanente » – est une bonne définition du vivant. Les molécules en question apparaissent comme déjà vivantes !
Monod échoue à déduire le vivant du hasard et de la nécessité de la matière. Pourtant son livre est une référence comme expression exemplaire de la métaphysique de la science. Cela n’est-il pas symptomatique du caractère intenable du matérialisme théorique contemporain dès lors qu’on essaie de le réfléchir de manière un peu rigoureuse ? Faut-il alors se replier sur la thèse audacieuse du matérialisme antique en espérant mettre la main, un jour, sur ces particules extraordinairement subtiles qui constitueraient la « matière » de l’esprit ?
Mais soyons conséquents ! Cette affirmation que « même l’esprit est matériel » est une thèse théorique que le matérialiste doit expliquer comme effet de mouvements d’atomes de son esprit. Mais de cette dernière explication il doit aussi rendre compte … et ainsi à l’infini.  Autrement dit, l’acte de l’esprit précédant toujours son interprétation matérialiste, il ne pourra jamais être rattrapé par elle. L’explication matérialiste de l’esprit sera toujours insuffisante. Il est impossible de réduire l’esprit à la matière car, de fait, l’esprit transcende toujours la matière.
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Au fond, tous les hommes ont une affinité profonde avec le matérialisme. Leur première expérience du monde n’a-t-elle pas été celle d’une reconnaissance des biens matériels en fonction des possibilités de plaisir ou déplaisir qu’ils présentaient ? C’est pourquoi les thuriféraires du matérialisme reçoivent si facilement un bon accueil. Mais après, c’est une toute autre affaire pour eux de développer leur doctrine de manière un peu conséquente (par exemple, et en reconnaissant être un peu cavalier, on peut juger que le matérialisme de Comte-Sponville n’est pas vraiment assumé, tandis que celui de Onfray vaut surtout comme posture d’opposition à des formes de spiritualisme depuis longtemps critiquées). C’est pourquoi aussi le matérialisme pratique ambiant s’accommode si volontiers de l’irréflexion. C’est pourquoi encore les scientifiques s’adossent avec une telle bonne volonté à la métaphysique du hasard et de la nécessité en toute inconscience de ses apories. Il faut donc reconnaître un aveuglement global de l’homme contemporain quant à sa métaphysique, c’est-à-dire une incapacité à rendre compte de ses choix de comportements par une compréhension profonde de ce qu’est la nature en laquelle il agit. Cette incapacité doit être rapportée aux problèmes écologiques et sociaux majeurs qui s’annoncent. L’homme contemporain peut-il encore se contenter d’être un matérialiste inconséquent ? Pour retrouver une confiance en son avenir, n’est-ce pas jusqu'au niveau métaphysique qu’il doit questionner son savoir, et se poser à nouveaux frais la question de la place de l’esprit dans la nature ?