mercredi, février 20, 2013

Complainte du salarié de Spanghero

Qu’est donc Spanghero devenu, pour lequel j’ai donné tant de vécu ?
Il est parti !
Il est parti s’éparpiller, bien loin de son terroir affiché, dans l’Europe des marchés
Spéculatifs.

Cette viande que l’on importe, malgré l’abattoir à ma porte, est si étrange !
Et je ne puis imaginer, les troupeaux meuglant dans les prés,
De mon enfance.
Je la transforme, en viande hachée, et appose sur la conserve,
Un chiffre codé.
Il n’est pas question d’en manger, elle part vite vers sa destinée,
Laquelle j’ignore.

Qu’est donc Spanghero devenu, pour lequel j’ai donné tant de vécu ?
Il fait affaire dans le minerai
De viande.
Mais ce minerai d’où vient-il ? Pourquoi est-il en cette usine comme en exil ?
Nul ne m’en parle.

Mon père était boucher au village, mais son commerce a du fermer après l’ouverture du supermarché,
Quand j’étais gosse.
Les Spanghero l’ont embauché. Et il les a adulés de l’avoir ainsi adoubé
Dans leur négoce !
Il n’arrêtait pas d’en parler : ses savoir-faire étaient sauvés, et notre région célébrée pour ses produits estampillés.
C’était la noce !
C’est pour cela que sans dilemme, après le lycée, suis entré
Chez Spanghero
Pour œuvrer à la reconnaissance et à la prospérité
Du Languedoc.

Qu’est donc Spanghero devenu, pour lequel j’ai donné tant de vécu ?
Il est devenu insensé !
Je ne sais plus sur quoi je travaille, d’où viennent cette chair et ces tripailles !
À quels mets, pour quels appétits, je consacre mon énergie.

Dans mon coin d’usine alloué, je refais toujours les mêmes gestes, en habits blancs stérilisés,
Du bout des doigts à la tête et aux pieds.

La tache qu’on me confie, c’est au mieux que je veux la faire.
Mais sa valeur désormais m’échappe
Être attentionné me sape
Le moral
Je ne puis plus rester présent à ma tache
Mon esprit veut irrépressiblement vagabonder
Ailleurs où la vie a du sens.
Et pour mener au terme du versement du salaire
Mon temps passé à l’usine
J’ai appris à me diviser, permettant à mes gestes de se dérouler sans mon esprit,
En pilotage automatique.

Qu’est donc Spanghero devenu, pour lequel j’ai donné tant de vécu ?

Moi, je suis devenu zombie.

lundi, février 11, 2013

La lasagne comme destin du cheval

Pour notre mémoire du cheval.
Pour notre mémoire historique populaire.
Contre le déni de mémoire de l’idéologie marchande contemporaine.


 

Lasagnes façon buzz médiatique


Ce buzz – effervescence fébrile et épidémique – provoqué par la présence, apparemment frauduleuse, de viande de cheval dans des lasagnes congelées, finalement, nous en dit long sur la culture contemporaine.

D’abord, en conseil d’ami, rappelons à chacun que sa santé personnelle aura tout à gagner à ce que soit limitée au maximum la consommation de nourriture préparée industriellement, et cela pour d’autres raisons que la présence éventuelle de viande chevaline.

Ensuite, il est tout à fait curieux que les journalistes traitent ce sujet comme si la viande de cheval était en soi nocive, au point qu’on en arrive à parler de « lasagnes contaminées à la viande de cheval » ! La viande de cheval est tout à fait comestible et normalement commercialisée (au siècle dernier on trouvait encore des « boucheries chevalines » !).

Enfin, il est significatif qu’on soit, en cette affaire, obnubilé par le destin des lasagnes (dans notre estomac), alors qu’on ignore le destin du cheval.

Économiquement l’affaire se noue par un prix très bas de la viande de cheval. On peut inférer que certains ont cru trouver leur compte en la faisant passer pour de la viande de bœuf !

Mais pourquoi la viande de cheval a-t-elle si peu de valeur ? Parce que, aujourd’hui, en Roumanie, les chevaux sont de trop. Il faut les éliminer. C’est ce qu’a expliqué José Bové : dans un des derniers lieux d’Occident où le cheval demeurait un moyen commun de transport, le gouvernement roumain a interdit récemment la circulation des charrettes à cheval sur les voies publiques.

Charrettes à chevaux dans la campagne roumaine en 2006

Un si long compagnonnage


Voilà l’information qui eut fait le buzz dans le journalisme d’un monde pleinement humain : 2013 marque la fin de la si longue carrière du cheval comme transporteur des biens des hommes en Occident. Ce lien si dense de compagnonnage, d’asservissement, de proximité quotidienne, de partage d’épreuves, de services rendus, d’incompréhensions et de réconciliations, de violences, d’encouragements et de récompenses, de complicité dans la sobriété, d’intelligence silencieuse. Tout cela, c’est fini !

J’ai lu quelque part que des chevaux relevaient le défi des premiers trains en galopant à leur côté , jusqu’à ce que, finalement, ils soient distancés par l’obstination de la bête de fer fumeuse. Les chevaux avaient peur des automobiles qui les doublaient sur les routes avec leur moteur pétaradant, et, dans une longue période transitoire de dévalorisation de leur place auprès des hommes, ils se sont accommodés des œillères. Les chevaux, laissant leur crottin sur les voies, les moineaux qui voletaient pour y trouver leur nourriture étaient omniprésents dans les paysages d’alors.

Je me rappelle avoir vu mon dernier cheval tirant une carriole sur une voie publique en France (en dehors des défilés de fête et de quelques usages touristiques), au début des années 80. Qu’on me le dise si je me trompe : il n’a jamais été interdit de manière générale de transporter à cheval sur les voies publiques en France. Le cheval a disparu de nos routes dans un complet silence après les avoir intensément sillonnées au service des humains pendant des millénaires.

Ce mode de disparition a occulté la résistance que les hommes, attachés à leur chevaux comme compagnons utiles de leur vie, ont opposés à l’envahissement des voies par les machines automobiles1. Mais ces gens n’avaient pas le vent en poupe et ne pouvaient pas faire de cette résistance une cause publique (de même que ceux qui, aujourd’hui en Roumanie, mènent en silence leur cheval à l’abattoir).

Il y a des tristesses déclamatoires, bruyantes … comme celle de savoir que l’on a mis de la viande de cheval à la place de celle de bœuf dans une préparation industrielle de lasagnes congelées. Il y a aussi des tristesses silencieuses. Comment se fait-il que ce soit toujours le cas de la tristesse de celui qui mène son cheval à l’abattoir? Comment se fait-il que ce soit encore le cas de ceux qui ont conscience d’être témoins de la fin d’une longue période de l’histoire humaine – celle de la technique du transport à cheval ?

Pourquoi y a-t-il de la tristesse dans cette perte du cheval ? Le cheval n’est-il pas moins efficace en vitesse, en autonomie, en capacité de chargement, en fiabilité même, que l’engin motorisé ? Le cheval a ses ennuis de santé, ses fragilités physiques. Il a aussi son caractère – il est peureux, il peut s’emballer ou ruer –, mais il est aussi sensible et intelligent – il est capable de tenir compte de l’humeur de son conducteur, il sait mémoriser et retrouver seul un parcours.

Tous ces attributs, qui nous concernent, font que le cheval n’est pas seulement un instrument utile, il est aussi un être avec qui nous établissons un lien « humain ». Il ne s’agit pas ici de dire que nous traitons le cheval comme un semblable, mais plutôt que nous sommes humainement concernés par le cheval, avec qui nous avons des caractères communs, qui a des comportements, des expressions, que nous comprenons, et qui, en même temps, nous est impénétrablement différent. Si bien que sa fréquentation quotidienne engendre un lien affectif dont le prix est aussi précieux parce qu’il stimule l’approfondissement de notre conscience d’être humain.

Que le compagnonnage avec le cheval ait une valeur culturelle bien au-delà de son utilité technique est attesté, d’une part par l’impressionnante richesse du vocabulaire qui le concerne, d’autre part par la place de choix que le cheval a eu dans la création littéraire.


L'autre progrès


Dans cet hommage au cheval, il ne s’agit pas d’étaler une humeur nostalgique. Il ne s’agit pas du regret d’un heureux temps passé. Quand et où cet heureux temps ? Et d’ailleurs, pourquoi ne nous y sommes-nous pas maintenus ? Il ne s’agit donc pas de récuser le progrès – au sens étymologique du mot : avancer vers un état qui a plus de valeur.

Il s’agit de prendre conscience du déni de mémoire comme élément essentiel de l’idéologie marchande contemporaine.

La société mercatocratique – organisée pour la multiplication et l’accélération des flux de marchandises – proscrit tout ce qui peut freiner la prospérité de la marchandise. Pas question que le souvenir de la valeur de notre lien passé au cheval gêne la généralisation jusqu’à l’absurde de l’usage de l’automobile, fasse baisser le cours du pétrole, etc. Car, on le sait, le commerce de l’automobile est un des piliers de la société mercatocratique – au point que même la situation actuelle d’urgence écologique n’arrive pas à le remettre en question.

Pourtant nous sommes bien les descendants de nos arrière-grands-parents qui se levaient à 4 h. du matin pour charger la charrette et aller vendre leur production au marché. Ce par quoi ils gagnaient tout juste de quoi assurer leur subsistance, et restaient à la merci d’aléas de la vie tels une mauvaise récolte, une maladie (tuberculose, grippe espagnole), ou même une guerre. Ils mourraient jeunes. En voyant les premières manifestations du progrès techniques, ils rêvaient d’un monde meilleur, où leurs besoins élémentaires seraient assurés, et où ils auraient eu la possibilité de faire les choses qu’ils auraient aimer faire (lire, peindre, aller au spectacle, s’occuper de leur enfants et petits-enfants, etc.) Pour le dire simplement, ils se voyaient disponibles pour enfin vivre humainement. Pas plus ! Mais cela suffisait pour faire briller leurs yeux de rêveurs.

Nous sommes d’une certaine manière dans le monde dont ils rêvaient. Nous avons l’abondance de bien et assurons sans problèmes la satisfaction de nos besoins élémentaires2. Nous utilisons une nombre considérables d’objets techniques qui simplifient ou nous dispensent de taches nécessaires, dégageant ainsi une importante quantité de temps disponible. Pourtant nous sommes très loin de la vie dont ils rêvaient.

Car nous sommes ordinairement les otages d’un système de surtravail et de surconsommation : nous sommes amenés à travailler et consommer au-delà de nos besoins. Nous sommes encombrés de choses urgentes à faire et d’objets indispensables, alors que cela ne nous est d’aucune importance vitale. Dès lors, si nous avons ce que nos ancêtres désiraient, nous n’avons le plus souvent pas le temps. Outre le temps – le bien vital par excellence – d’autres biens vitaux commencent à nous échapper, et à une échelle qui est totalement hors de notre contrôle. L’air ambiant, l’eau courante, peuvent nous rendre malade. La nourriture que nous sommes amenés à ingérer peut contenir clandestinement des substances nocives, etc. Tout ceci dans un monde qui reste, comme celui du passé, intolérablement injuste.

L’inquiétant est que ceux qui s’opposent légitimement à ce progrès, parce qu’il est épuisant pour la biosphère et aliénant pour notre humanité, en viennent à refuser le progrès en général et, en particulier, le développement des techniques.

Car si ce n’est pas de ce progrès dont nos ancêtres rêvaient, ils savaient bien que l’humanité avaient d’immenses progrès à faire pour vivre enfin humainement, et que de ce point de vue, les inventions techniques lui ouvraient des possibilités.

C’est pourquoi , nous avons besoin de notre mémoire pour que notre esprit ne soit pas enfermé dans le progrès tel qu’il a été imposé par les intérêts marchands, et dont nous savons désormais combien il peut être nuisible pour l’avenir de l’humanité.

C’est par notre mémoire historique populaire que nous pouvons garder contact avec un autre sens du progrès, celui dont ont rêvé nos aïeux, celui pour lequel ils se sont battus, de la Révolution française à La Commune et au-delà, résistant sans succès à l’industrialisation inhumaine et forcené requise par l’intérêt marchand. C’est aussi ce sens du progrès qu’on retrouve dans l’anarchisme et le socialisme dit « utopique » du XIX° siècle.

Nul doute que ce progrès-là n’impliquait pas le sacrifice du cheval comme compagnon de travail des hommes.

Nul doute que ce progrès-là impliquait le loisir et le plaisir de cuisiner ses propres lasagnes.

La leçon philosophique générale est donc celle-ci :

Tronçonner son passé, c’est toujours se priver de possibilités d’avenir.



NOTES

1- Mon grand-père, qui avait acquis assez vite une automobile, l’a fait cohabiter avec son cheval pendant plus de trente ans. Et c’est toujours à cheval attelé qu’il emmenait sa famille au bourg du village le dimanche, pour la messe.

2- Le « nous » concerne d’abord les habitants des pays occidentaux, et encore pas tous. N’oublions pas que, selon une étude de la Banque mondiale, en 2005 près de la moitié de la population mondiale était en état de pauvreté, c’est-à-dire non assurée de pouvoir satisfaire ses besoins élémentaires.

jeudi, février 07, 2013

Est-ce la faute à la technique ?


Un certain nombre de mouvements citoyens imputent au progrès technique la responsabilité de la crise écologique et de civilisation que nous vivons aujourd’hui. Ils pensent que c’est par une réflexion critique sur la technique contemporaine que les hommes retrouveront une maîtrise de leur destin. La technique est-elle la cible appropriée pour ceux qui luttent contre le transhumanisme et le saccage écologique ?


Qu’est-ce que la technique ?

L’homme est ce mammifère qui s’est extirpé de tout biotope assigné pour errer sur l’espace de sa planète à la recherche d’un site favorable pour se construire un biotope artificiel.
Un biotope est un type déterminé d’environnement qui permet à une espèce biologique de vivre.
L’homme est donc le mammifère qui n’a pas de biotope assigné, et qui est toujours dans un biotope artificiel plus ou moins provisoire.
L’espèce humaine est fondamentalement l’espèce errante parce qu’elle est l’espèce sans biotope a priori déterminé par la biosphère.
C’est pourquoi l’homme est le seul mammifère d’orientation rigoureusement verticale, ce qui ouvre à son regard les espaces lointains jusqu’à l’horizon en lesquels il peut chercher où vivre.
C’est pourquoi l’homme est la seule espèce nue, c’est-à-dire sans caractères physiques qui la cantonneraient dans des types d’environnement déterminés (il faut nécessairement un plan d’eau à l’hippopotame, un champ à la souris et des arbres à la girafe).
Du point de vue de la nature, il y a un gain à l’apparition de cette espèce « abiotopique » qu’est l’homme : c’est la seule espèce dont la capacité d’adaptation ne peut pas être limitée a priori.
Mais nous savons que cette possibilité de gain est aussi un risque !
Car cette situation abiotopique de l’homme implique l’usage d’une technique ouverte.
La technique, en général, c’est le savoir-faire, transmissible à l’intérieur de l’espèce, pour un résultat déterminé (il y a ainsi la technique du nid par laquelle l’oiseau assure sa reproduction) 1.
La technique humaine est ouverte parce que les résultats qu’elle poursuit ne sont pas enfermés dans une nature biotopique, autrement dit ne sont pas prescrits par la nature.
C’est cette ouverture qui porte le risque que la technique humaine nuise à l’ensemble de la biosphère, comme cela est souvent le cas aujourd’hui.

La technique est hétéronome

Il s’ensuit les deux caractères essentiels de la technique de l’espèce humaine :
  • La technique humaine est toujours un moyen. Cela signifie qu’elle ne vaut que pour le résultat qu’elle permet d’atteindre et qui lui est hétérogène. Dire qu’il lui est hétérogène signifie qu’il est conçu en dehors d’elle, avant elle. Je veux m’approprier du gibier qui évolue hors de la possibilité d’un contact et j’invente la chasse à l’arc. « Tout vie est résolution de problèmes » disait Karl Popper. La technique n’est rien d’autre que cette catégorie de moyens qui sont transmis, conservés, enseignés, parce qu’ils se sont révélés efficaces pour résoudre des problèmes déterminés.
  • La technique humaine est fondamentalement libre. En effet, si le résultat qu’elle vise n’est pas prescrit par la nature, il ne peut être posé que par la pensée. Or la pensée humaine est justement cette instance qui permet aux hommes de gérer les possibilités biotopiques qu’ils rencontrent dans l’espace planétaire. Elle exprime une « liberté » tout simplement parce qu’elle permet aux hommes de choisir comment ils vont vivre. Marx exprimait ainsi cette liberté de la technique humaine : « … une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » Le capital.

La technique est ainsi, pour l’homme, une expression de sa culture – ce qu’il ajoute librement à la nature pour en faire un monde qu’il peut habiter parce qu’il lui renvoie sa valeur. Mais la technique reste un moyen, et à ce titre, toute technique ne peut être évaluée qu’à l’aune de deux questions complémentaires :
Sert-elle efficacement ce résultat ?
Le résultat qu’elle poursuit est-il valable ?
Les robots informatiques qui peuvent tirer parti à la fraction de seconde des opportunités des marchés financiers pour réaliser le maximum de transactions favorables sont admirablement efficaces pour enrichir le banquier, mais seront jugés non valables dans la mesure où ils concourent à mettre en faillite l’économie réelle dont dépend la vie de l’ensemble de la population.
Par contre la technique de production d’énergie nucléaire par fusion d’atomes légers dans un plasma porté à une température extrême (ce qui se passe en fait dans le soleil) par confinement magnétique – technique que l’on s’active à mettre en œuvre par le projet ITER à Cadarache, en Provence – n’a, à ce jour, aucune garantie d’efficacité ; même si l’on peut considérer que son but – disposer d’un gisement d’énergie inépuisable – puisse être valable.

Le jugement sur l’efficacité d’une technique est affaire de spécialistes et est subordonné au jugement sur le résultat qu’elle vise. A-t-on jamais conçu une machine à couper les cheveux en quatre ? Ainsi, le principe qu’il faut garder à l’esprit est que, toujours, une technique doit être jugée en fonction des buts que les hommes réalisent à travers elle.

Par exemple, pour le projet ITER, on peut penser que cette ambition technique de reproduire, sur Terre, une contrefaçon miniature du soleil, en drainant énormément de richesse publique, alors qu’au-dessus de nos têtes ce même soleil nous gratifie de son énergie surabondante, peut sembler assez puérile, en tous cas peu cohérente. Cela devient plus cohérent si l’on remarque que cette richesse captée pour le projet, qu’il soit ou non un succès, ne sera pas perdue pour tout le monde, puisque l’absorption des crédits satisfera longtemps des intérêts particuliers. 2

Cet exemple nous apprend que le but humain qui fait advenir une technique n’est pas toujours facile à repérer car il peut être pris dans les jeux sociaux de pouvoir : le but effectivement poursuivi qui est d’intérêt particulier est masqué par le but proclamé qui se présente comme d’intérêt général.
Mais quelle que soit la difficulté de l’élucidation de la raison d’être d’une technique – qui veut la généralisation de la géolocalisation par satellite ? – il faut toujours partir du principe qu’elle n’est advenue que pour servir un but humain. Car autrement, on abandonnerait le sens spécifique de la notion de « technique » qui est d’être un moyen institué culturellement.
Parce qu’elle est moyen, la technique est toujours hétéronome : c’est toujours en dehors d’elle, dans le désir humain, qu’elle trouve ses règles d’apparition.

L’effet d’autonomie de la technique

Il nous faut examiner alors ce que peut bien signifier la thèse contemporaine de l’« autonomie » de la technique. Est-elle une simple erreur de jugement ou nous apprend -elle quelque chose d’intéressant sur la technique ?

Jacques Ellul, qui est le penseur emblématique en faveur de cette thèse, écrivait en 1988 :
« Il y a donc quelque chose qui est absolu, inattaquable, contre quoi on ne peut strictement rien, à quoi l'homme doit simplement obéir, c'est la croissance technicienne (car bien entendu, dans notre société, le progrès  se  ramène  à  cette  croissance...).  Autrement  dit  il  n'y  a  aucune  possibilité  pour  l'homme.  Il  n'a aucune espèce de liberté en face de la technique, car la liberté ici consiste à dire oui ou non, simplement. Et voyez-vous... qui dira «non » aux sondes spatiales ou au génie génétique ? C'est là et là seulement que nous découvrons un déterminisme absolu pour l'homme (et non dans ses gènes ou dans sa culture !) » Le Bluff technologique

Cette idée de la technique comme un absolu contredit frontalement la conception que nous avons établie : non la technique n’est pas un absolu puisque nous avons vu que, comme moyen, elle ne pouvait qu’être relative à la liberté des hommes de poser leurs buts.

Ellul a eu l’immense mérite d’ébranler de manière décisive l’idole du « progrès » en mettant en lumière le pouvoir tendanciellement totalitaire de la technique sur nos existences. Cependant, il faut lui reprocher d’être souvent confus en ce qui concerne des points clés de sa réflexion sur la technique. Ses affirmations, sur la signification du fait technique, sur le sens de l’apparition du progrès technique systématique avec la révolution industrielle, et sur le statut de la technique dans le monde d’aujourd’hui, sont trop imprécises pour que nous puissions nous faire une idée claire de la raison de l’asservissement que nous subissons. Par exemple, la technique aujourd’hui est-elle ce « déterminisme absolu », comme dans la citation ci-dessus, ou bien n’est-elle que relativement autonome : « J'ai montré sans cesse la technique comme étant autonome, je n'ai jamais dit qu'elle ne pouvait pas être maîtrisée » Changer de révolution, 1982 ?

Il semble bien qu’elle ne soit ni l’une ni l’autre. La bonne réponse est sans doute que la technique est métaphoriquement autonome. Tout simplement parce que la technique ne saurait être autonome – se donner à soi-même (grec : autos) ses propres règles (grec : nomos). La technique, en effet, n’est que savoir-faire ; et tout le savoir qui la constitue a pour origine l’esprit humain.

Si donc on parle d’autonomie de la technique c’est parce qu’on ressent une inéluctable impuissance par rapport à son développement comme si, issue de notre intelligence, elle nous avait échappé et était devenu un sujet qui avait la volonté de déployer sa puissance en dehors de tout contrôle.

Si la thèse de l’autonomie de la technique a été largement reprise, à la suite des livres d’Ellul, c’est parce qu’elle a mis les mots adéquats sur l’expérience commune de la technique contemporaine. Il convient de rendre compte de cet effet d’autonomie de la technique, alors même qu’en vérité elle est essentiellement hétéronome.

Le scientifique, le marchand, et l’homme commun

Le phénomène qui en est la cause est effectivement le développement impressionnant, quasiment exponentiel, des techniques depuis deux siècles. Ce phénomène culturel tout à fait inédit doit bien procéder de facteurs historiques fondamentaux.
Qu’est-ce qui est le plus important dans l’histoire humaine ? N’est-ce pas lorsqu’il se produit un changement global dans la connaissance que les hommes ont du monde (1), dans la manière dont ils appréhendent leur rapport avec autrui (2), dans la manière dont ils appréhendent leur rapport à l’environnement naturel (3) ?
Ne peut-on pas justement définir l’époque moderne comme une nouvelle donne dans chacun de ces trois domaines ?
  1. En ce qui concerne le premier domaine, une nouvelle forme de connaissance rationnelle a été mise au point au début du XVII° siècle, c’est la connaissance par la méthode expérimentale dont Galilée, Bacon et Descartes sont les principaux promoteurs. Cette méthode lie organiquement science et technique dans une boucle de rétroaction positive : les techniques permettent de faire des découvertes scientifiques, lesquelles permettent de mettre au point de nouvelles techniques, etc. On peut alors parler d’une « technoscience » qui démultiplie les possibilités d’invention technique suivant une dynamique exponentielle.
  2. Concernant le second domaine, c’est le renversement de l’ordre social ancien, à la fin du XVIII° siècle, avec les révolutions américaine et française, qui apporte un changement décisif. Il permet à la figure sociale du marchand d’accéder au pouvoir politique. Cela amène la valeur d’échange (l’argent) à prendre la première place dans la hiérarchie des valeurs qui ordonnent la société. Cet avènement de l’argent-roi est expliqué plus largement ici.
  3. La technique, à partir du XVII° siècle, devient progressivement l’objet d’un investissement passionnel dans l’opinion car elle apparaît comme l’expression d’un renversement du rapport de l’homme à la nature : l’homme ne se voit plus soumis et révérencieux mais se pose « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes). C’est l’apparition de la croyance commune dans le « progrès » : le progrès technique est le Bien. La genèse de cette passion pour la technique est précisé ici.

Au début du XIX° siècle, dans les pays occidentaux, il y a donc : – une forme de connaissance favorable à la multiplication exponentielle des possibilités d’inventions techniques, – un pouvoir social dont l’intérêt est de multiplier et d’intensifier les flux de marchandises pour y prélever des bénéfices, – et une opinion commune motivée à user de biens dont la technicité amène les hommes à jouir de leur nouveau pouvoir sur la nature.
Il y a donc la « carrosserie » – la technoscience – et le « moteur » – la motivation du marchand passionné de valeur d’échange conjuguée avec la motivation de l’homme commun 3 passionné par la technicité de l’objet.
Et roule de plus en plus vite le véhicule du progrès !
Nous sommes toujours, aujourd’hui, dans cette configuration culturelle.

Les buts non maîtrisés de l’homme contemporain

Nous vérifions bien que la technique contemporaine, comme toujours, est hétéronome. C’est en effet l’homme qui met au point la méthode expérimentale et la développe en savoirs et possibilités de savoir-faire. C’est lui encore qui, par ses passions, appelle à la concrétisation systématique de ces possibilités. L’homme fait donc bien advenir les techniques pour réaliser ses buts.

Or, ce sont les buts posés par ces passions que nous avons identifiées – pour la valeur d’échange et pour la puissance technique – qui sont déterminants pour le progrès technique immodéré que nous constatons aujourd’hui. On le sait, les passions sont aveugles et revendiquent leur satisfaction comme une nécessité, écartant a priori l’évaluation rationnelle. C’est pourquoi nos passions modernes nous amènent, en dehors de toute rationalité, à considérer toute nouvelle possibilité technique comme un bien.
Mais d’une part toute nouvelle possibilité technique apparaît selon une logique qui est celle des lois de la nature, d’autre part la spécialisation toujours plus poussée du savoir relevant de la technoscience éloigne de plus en plus les objets techniques de la connaissance de l’homme commun : l’objet technique, qui lui permet de maîtriser de mieux en mieux son environnement, est lui-même de moins en moins maîtrisé. C’est pour cela que, subissant passivement l’arrivée incessante d’innovations techniques qui le dépassent et qui bousculent son cadre de vie, l’homme du commun vit son rapport à la technique comme celui d’un dominé à un dominant qui le soumet à ses exigences de manière inexorable et impitoyable.
C’est pourquoi, s’il ne va pas assez loin dans l’analyse de sa situation, l’homme contemporain est amené à s’en prendre à la technique comme à un sujet autonome omnipotent et menaçant.
On comprend aussi l’ambivalence de l’homme commun : il achète volontiers l’objet technique, et jouit peu ou prou du supplément de maîtrise sur son environnement qu’il en tire. Mais, dans le même temps, il souffre des dérangements et des nuisances qu’apporte le renouvellement incessant de techniques qu’il peut de moins en moins s’approprier et qui structurent son environnement et hypothèquent son avenir.

Dans notre typologie des protagonistes du monde moderne, les transhumanistes ont une place à part. Provenant des trois figures citées (technoscientifique, marchand et homme commun), ils se caractérisent par le refus de l’ambivalence. Ils nient le sérieux des problèmes que pose à l’homme commun la prolifération technique contemporaine En cette négation, les transhumanistes retrouvent la candeur de l’homme occidental, à l’aube du XIX° siècle, quand il était conquis par les gains de pouvoir sur la nature apportés par le progrès technique ; ils en reprennent le scientisme, c’est-à-dire la croyance que la technoscience pourra apporter une solution à tous les problèmes. Les transhumanistes, ces chantres de l’avenir, ne seraient-ils pas les plus vieux des modernes ?

Cela apparaîtra d’autant mieux si l’on envisage la possibilité d’une alternative à l’investissement passionnel dans la marchandise technicisée, et donc au progrès technique forcené, si aliénant pour l’homme et si épuisant pour la planète. La direction où chercher cette alternative se révèle d’elle-même si notre diagnostic est juste. C’est la voie d’un investissement dépassionné, raisonné, de l’homme dans son activité technique. C’est la voie ouverte par  un autre sens, non passionnel, pleinement humain, donné à l’activité humaine. Cette voie alternative à l’activisme technique dévastateur ne nous est pas inconnue ; elle a été précisée ici.

Là est peut-être la bonne direction pour une humanité voulant accéder – enfin – à une vie véritablement humaine. Mais pour s’orienter dans cette direction, l’être humain ne doit pas s’en prendre – comment ? – à la technique comme à une entité omnipotente qui s’apprêterait à le piétiner dans sa marche en avant inexorable et aveugle. Il lui faut plutôt se considérer lui-même en ce qu’il veut dans son activité technique nécessaire, et, dans cet examen accepter d’être lucide sur l'irrationalité de ses choix passés – et même présents – par lesquels il s’est mis, et se met encore, dans une situation excessivement périlleuse.



NOTES
1- Outils, machines (au sens large puisqu’il y a désormais moult machines « intelligentes ») – c’est-à-dire les objets techniques – ne sont que la cristallisation de ces savoir-faire en systèmes matériels qui économisent l’énergie humaine.

2- Il est d’ores et déjà admis que, outre le constant enchérissement de son budget, ce projet ne pourra pas, de toutes façons, aboutir avant 2050. Le précédent du surgénérateur de Creys-Malville (1985-1998) est à cet égard plein d’enseignement – il s’agissait, là aussi de mettre en œuvre une technique de rêve puisque la centrale nucléaire devrait, outre l’électricité, produire plus de combustible (du plutonium) qu’elle n’en consommait. En fait cette centrale, presque toujours en panne, qui n’a jamais été rentable, a été un gouffre d’argent public, et l’on ne parle pas du coût faramineux de son démantèlement, techniquement très délicat, qui est encore devant nous. À Cadarache se produit aujourd’hui un scénario étonnamment semblable !

3- Locution à ne pas comprendre de manière péjorative ! L’homme commun est celui qui n’est pas agent de l’apparition de l’objet technique, ni technoscientifique (ou technocrate), ni manipulateur de marchés.