dimanche, novembre 27, 2011

Approche du courtermisme


Le néologisme « courtermisme » désigne le procédé idéologique qui consiste à borner l’horizon humain au court terme.

Le « court terme » est une modalité de la temporalité humaine – la manière dont l’homme aborde son rapport au temps. Elle s’oppose au « long terme ».

On peut donner deux raisons qui établissent que seul l’être humain peut se penser dans le long terme :
  • Parce que l’homme est le seul à avoir un entendement qui lui permet de choisir ses actes en connaissance de cause, c’est-à-dire en pensant leurs conséquences sans limitation dans le temps ;
  • Parce que l’homme  semble bien être le seul animal à choisir délibérément des actes qui ne lui sont pas utiles, c’est-à-dire dont il n’attend pas un profit particulier et prochain.

Ainsi le long terme est proprement humain, non seulement parce qu’il intègre les échéances lointaines de sa propre vie – épargner, préparer sa retraite –, mais aussi l’avenir même de l’espèce humaine – ainsi en est-il quand l'homme crée une œuvre d’art, se soucie de l’avenir de la planète ou éduque ses enfants.

Nous voulons inviter à reconnaître ici que le courtermisme est un élément fondamental du conditionnement des esprits pour les rendre conformes à l’intérêt marchand d’une circulation accélérée des marchandises.

Il semble y avoir deux voies importantes pour insuffler cet état d’esprit courtermiste dans le peuple :
  • Présenter le bien-être, ou même le bonheur, comme étant aisément accessibles en se procurant des « biens » de consommation : « Achète cet objet, il te simplifiera la vie ! » ;
  • Maintenir le plus constamment la communication sur le monde dans le registre de l’émotion : « Renoncer au nucléaire, ce sera payer l’électricité plus chère, perdre des emplois, etc… »

Ces choix, qui sont apparemment positifs à court terme, toujours se renversent en leur contraire, devenant très négatifs à long terme. Il faut gérer un objet de plus dans la maisonnée, et cet objet est destiné à devenir déchet qui aggravera un problème collectif de pollution. Le coût de l’énergie nucléaire est incommensurable aux coût des autres énergies si l’on inclut ses conséquences durables : le démantèlement problématique des centrales et la gestion des milliers de tonnes de déchets hautement radioactifs sur des millénaires.

Si l’on est un peu attentif aux pratiques courtermistes, on remarquera que, comme pour cet exemple du nucléaire, l’émotion la plus régulièrement sollicitée est la peur. En effet, cette émotion est la plus propre à susciter des réflexes de défense très archaïques qui court-circuitent le jugement réfléchi.

Enfin, il est intéressant de mettre en perspective le courtermisme contemporain, comme instrument privilégié du pouvoir marchand, avec les modalités d’autres grandes formes de pouvoir dans l’histoire. C’est en effet toujours en polarisant les consciences sur le long terme que le pouvoir religieux a pu, pendant de nombreux siècles, contrôler le peuple : « Tu souffres, certes, mais si tu es vertueux tu gagneras la vie éternelle au Paradis ! »

En passant ainsi d’un asservissement « longtermiste » à un asservissement courtermiste, le peuple a-t-il gagné au change ? Certes, oui ! Car il est dans une bien meilleure assurance concernant sa vulnérabilité présente par rapport au milieu naturel, tout comme il est moins directement confronté à la violence entre les hommes (le système marchand ne prospère qu’en société pacifiée).
Mais il vit ce mieux-être dans une inquiétude permanente concernant son avenir à long terme, qui vaut presque comme « tâche de fond », et qui est d’autant plus lancinante qu’elle trouve difficilement les voies d’une formulation collective. Car notre esprit, toujours humain, ne peut pas, dans ses moments de disponibilité, éluder la perspective du long terme. Comment investir notre descendance ? Quelles bombes à retardement aurons-nous laissé à nos enfants et petits-enfants ?

Seule la liberté comme autonomie – le fait de recouvrir le plein usage de sa capacité de penser ses buts et  les moyens de les atteindre – peut permettre aux hommes de sortir de ces asservissements temporels.
Articulant alors la pensée du court terme à celle du long terme, ils s’opposeront à l’aberration des choix collectifs actuels et contribueront à ce que l’humanité sorte de si longs errements.

samedi, novembre 26, 2011

Du moins pire usage de l’évaluation des enseignants

 
 
Il est évident que les enseignants doivent évaluer ; il n’est pas évident qu’ils doivent être évalués.

On peut définir ici l’évaluation comme un mécanisme social fondamental qui consiste, pour la société, à tirer le meilleur parti des compétences de chacun. Mieux vaut être soigné par un médecin diplômé que par un charlatan !
L’enseignant titulaire a, lui, déjà été évalué, et, sauf à changer de fonction, pourquoi le serait-il encore ?
Pourtant, non seulement l’enseignant est évalué, mais il est noté. La notation – l’évaluation quantitative – a pour fonction de classer les individus de façon à pouvoir les discriminer pour l’obtention de fonctions ou d’avantages.
L’évaluation quantitative des enseignants a pour but de les discriminer pour l’« avancement », c’est-à-dire, essentiellement l’augmentation de salaire.
Délicat ! Qu’évaluer ? Le but de l’enseignement, ce ne sont pas seulement les résultats des élèves aux examens ! Et de toutes façons, à travers l’alchimie d’un psychisme, qui peut hasarder un déterminisme entre la qualité d’un enseignement et les résultats ?
Si augmentation de salaire au long de la carrière il doit y avoir, ce qui est justifiable, elle pourrait aussi bien être automatique. D’ailleurs, par compromis avec les représentants des enseignants, elle était devenu semi-automatique – la notation, fortement déterminée par l’ancienneté, ayant largement perdu de son sens.
La bonne formule pourrait être pour les enseignants : pas d’évaluation, avancement automatique à l’ancienneté (comme une prime à la fidélité et à l’expérience), mais ouverture de la carrière (l’évaluation serait alors particulière aux candidats et relative à la nouvelle fonction visée).
Si l’enseignement se porterait sans doute mieux sans évaluation des enseignants, il est cependant clair que ceux-ci doivent être contrôlés. Ne frémissez pas collègues ! Qu’une institution soit sérieusement contrôlée est signe de sa bonne santé, et, plus largement de la bonne santé de l’espace public. Et on a tellement besoin d’un espace public solide ! Et cet espace public ne vit que de la contribution des citoyens. Mais le contrôle, c’est très simple et n’a pas à être lourd : il consiste à vérifier que l’enseignement se fait dans les règles. On raisonne ici du point de vue d’une démocratie réelle en laquelle les règles sont issues de votes des représentants du peuple, et non imposées par décret – toujours rappeler l’argument de base contre la réforme actuelle : elle n’est pas démocratique ! (Ainsi l’enseignant ne devrait pas s’opposer au remplissage du cahier de texte, mais exiger qu’il puisse le faire dans les meilleures conditions.)
Il est bien aussi que les enseignants puissent être accompagnés, et cet accompagnement pourrait être fusionné avec la formation permanente. Le rôle des « inspecteurs » pourrait être de piloter ce service.

Mais si l’évaluation des enseignants doit  être maintenue, de grâce, qu’on en reste à l’évaluation pédagogique par les inspecteurs ! Si cette évaluation – surtout en ce qu’elle est quantitative – ne peut qu’être passablement arbitraire, au moins porte-t-elle sur l’essentiel de la fonction enseignante, et est-elle faite par quelqu’un de compétent et d’expérience en la matière !

Rien de pire qu’une évaluation quantitative par le chef d’établissement ! (Quel que soit l’affichage, elle sera finalement quantitative car on va gérer tout ça via les tableurs).
Pourquoi ?
Parce que le chef d’établissement est désormais essentiellement un gestionnaire? C’est-à-dire quelqu’un qui gère à court terme son établissement d’enseignement du point de vue de la satisfaction des parents et de la hiérarchie, ce qui passe essentiellement par les résultats des élèves et l’image publique de l’établissement.

Mais l’enseignement n’est pas essentiellement un investissement à court terme. Pour preuve : ce qui permet de juger de la valeur d’un enseignement, ce n’est pas le diplôme acquis, le niveau de rémunération, le prestige du poste, c’est ce que cet enseignement permet de faire de sa vie, en quoi il permet de lui donner de la valeur. Car une vie, en notre temps, grâce au dieu progrès, est longue, et, pour la société, peu utilisent les mêmes compétences toute leur vie, et d’ailleurs l’évolution contemporaine le permet de moins en moins.
Mieux, l’enseignement a une fonction humaine vitale qui est d’entretenir le monde humain par transmission de la culture aux nouvelles générations. La culture ? Les savoirs et valeurs qui rendent l’humanité fière d’être humaine. Parmi ces valeurs : la valeur de justice et donc la démocratie.
Ce qui vaut, dans l’enseignement, c’est le long terme de l’individu, et même le long terme de l’espèce !
Il se trouve que nous sommes aujourd’hui soumis à un empire marchand, lequel fait régresser ces valeurs de justice et de démocratie, au profit des valeurs de plaisir et bien-être individuel par le moyen d’objets consommés.
La réforme actuelle de la notation des enseignants ? Une mesure de grande importance stratégique pour réduire les enseignants, et donc l’enseignement, aux valeurs du marché : former des individus conformes à la circulation accélérée des marchandises ! C’est-à-dire marginaliser, sinon effacer (il faut garder encore, pour le moment, un vernis de culture) les buts proprement humains de l’enseignement.

S’opposer à la réforme de l’évaluation des enseignants au nom de leur liberté face au pouvoir du chef d’établissement, au nom de leur solidarité face aux phénomènes de cour ? Oui, bien sûr !
Mais, n’est-ce pas, on vous répond : « c’est bien comme ça dans le privé, on n’en meurt pas, pourquoi garderiez-vous vos privilèges ? »

Mais s’opposer à la réforme de l’évaluation des enseignants au nom des valeurs humaines de l’enseignement : on vous écoutera !
Aujourd’hui le peuple, par-delà ses petites béatitudes consommatrices, est secrètement taraudé par une défiance incontrôlable face à l’avenir (qui n’a jamais eu d’équivalent dans l’histoire). Il sera heureux – ce sera un motif d’espoir – d’entendre les voix des enseignants défendre les valeurs d’avenir.

Au moins, le système actuel d’évaluation, tout insatisfaisant qu’il soit (la seule solution satisfaisante :  pas d’évaluation) reconnaît cette dimension à long terme de l’acte pédagogique !

mercredi, novembre 23, 2011

Le besoin de justice et la barbarie contemporaine



Le principal problème auquel sont confrontés les hommes est, et a toujours été, la violence.
Par exemple, en nos contrées occidentales, l’homme s’est assez bien sorti des épisodes de violence collective incontrôlable (les guerres) qui ont désolé l’existence de nos aïeux.

Mais il faut quand même dire clairement que, dans les pays occidentaux, depuis un peu plus d’une décennie, nous sommes confrontés à une nouvelle forme de violence qui nous pose un grave problème. Il s’agit d‘actes individuels extrêmement violents sur personnes vulnérables, perpétrés pour des motifs pulsionnels, et qui ne sont plus exceptionnels. Il n’y a plus de mois, en France, sans nouvelle victime d’un crime qui relève de cette violence : une joggeuse, une fillette un moment isolée, une adolescente qui s’est laissée entraîner dans la nature, etc. Ce pur rapport de force du fort sur le faible, qui court-circuite toute règle culturelle comme toute compassion humaine, doit être désigné, me semble-t-il, comme symptôme d’une barbarie contemporaine.

Ce phénomène pose dès à présent un problème de liberté publique puisque des secteurs entiers de la population perdent leur liberté de circuler un peu loin de leurs proches ou dans des endroits un peu isolés. La confiance en autrui inconnu et le droit collectif incontesté à la protection du vulnérable, autant de caractères qui font la solidité d’un tissu social, sont ici remis en cause. 

Il est vain de vouloir s’accrocher à l’interprétation de la répétition de ces actes comme un mauvais hasard. C’est aussi un problème culturel : un problème qui a à voir avec les valeurs régnantes dans notre société mercatocratique (mise en forme par le pouvoir marchand) – individualisme et priorité au plaisir –, comme avec son mode de fonctionnement – insuffisante présence des adultes (remplacés par des écrans) pour accompagner le processus éducatif des enfants. J’avais écrit sur ce problème, il y a une dizaine d’années, un article – À propos d'une nouvelle forme de violence – que l’on peut consulter pour une analyse plus précise.
Quoique chaque cas de cette violence barbare puisse être considéré comme l’expression d’une psychopathologie, c’est quand même un problème social alarmant que le passage du désir à l’acte atroce puisse se faire si fréquemment. Je remarque que ce problème social est soigneusement écarté par les discours publics.

Pourtant le peuple est mécontent, et c’est légitime. Il vit une insécurité sournoise, et il sent bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Face à ce mécontentement, on lui désigne, comme objet à sa vindicte, l’institution de Justice, comme on l’a fait dans les plus hautes sphères du pouvoir d’État, et comme le fait aujourd’hui un certain « Institut pour la Justice ».

Cette attitude – s’en prendre globalement à l’institution de Justice – n’a pas de sens et est extrêmement dangereuse.
Il est en effet absurde de dire, comme le fait cet « Institut pour la Justice » que les magistrats protègent les délinquants. Pourquoi ? En vérité, ces fonctionnaires font un travail fort difficile, avec des moyens insuffisants, trop vite parce que l’institution est embouteillée, avec un cadre juridique complexe et peu cohérent (on empile les lois), et en devant répondre à des injonctions sociales contradictoires (protéger les gens, ne pas incarcérer trop vite, penser la réinsertion, etc.) Et ils prennent malgré tout le plus souvent les bonnes décisions, celles qui sauvegardent le mieux l’ordre social.
En effet, il est extrêmement dangereux de dénigrer en tant que telle l’institution de Justice parce qu’elle est l’institution la plus fondamentale, la plus vitale, d’une société. Tout le reste, tous les autres aspects de notre vie en commun, repose sur la confiance collective dans la Justice. Car c’est grâce au crédit qu’on accorde à la Justice que la société ne s’embrase pas du fait des actes individuels violents qui peuvent survenir. La Justice, en effet, peut alors remplir efficacement sa fonction qui est de clore définitivement, par sa décision, le litige social, en se substituant au cycle sans fin de la vengeance – la vengeance, parce qu’elle est mue par l’émotion, n’est jamais la réponse appropriée au dommage subi ; du coup, elle reconduit le sentiment d'injustice sur la partie adverse et alimente le recours à une vengeance réciproque, et ainsi de suite...
C’est pour cela qu’on accompagne les audiences de justice de tous ces apparats, et de toute cette solennité… et que l’on punit la remise en cause de la chose jugée.

Il faut interpréter la dureté des attaques que subit aujourd’hui la Justice comme le désir de faire prévaloir, par certains groupes de citoyens, la logique de la vengeance contre celle de la Justice ; l’appel à l’émotion suscite le désir de vengeance, alors que la Justice fait appel à la raison pour examiner les faits, situer les responsabilités et leur appliquer la loi.
Non la Justice ne doit pas venger les victimes, elle doit réparer l’accroc fait par le crime dans le tissu social ! Et c’est là l’essentiel !
Il faut toujours respecter la Justice, et la défendre contre ceux qui l’attaquent globalement – surtout si l’on a des hautes responsabilités politiques.
Pour autant, respecter la Justice ce n’est pas renoncer à toute critique des décisions des magistrats. Respecter la Justice, c’est ne les critiquer que dans le cadre de la loi (procédures de recours) – ce qui est bien renforcer la Justice, puisque celle-ci doit imposer la loi.

Notre besoin de justice face à ces actes barbares doit nous amener à soutenir la Justice comme institution. Pour cela, il faut d’abord lui donner les moyens nécessaires pour être à la hauteur de ses taches, mais aussi faire les bonnes lois tout en rendant le Code Pénal lisible. Ensuite, il faut discuter entre nous tous sur les valeurs en fonction desquelles on veut vivre ensemble pour qu’elles ne laissent pas de possibilités à la barbarie. Par exemple : cet idéal, purement individualiste, d’une vie de plaisirs et de bien-être, promu par le système marchand et les médias qui le servent, est-il vraiment humain ?