lundi, novembre 22, 2010

Le paradoxe du chef d'État

Comme le remarquait Hume, si les événements historiques se succèdent, toujours inédits, sous-jacentes demeurent les mêmes passions humaines constamment agissantes.
Et les passions historiquement les plus tenaces et conséquentes sont les passions de rivalité.
Kant les résumait à trois passions :
  • la cupidité : avoir le plus de biens pour soi,
  • la domination : déterminer le plus possible le comportement d'autrui,
  • la gloire : être valorisé plus qu'autrui.
Celui qui atteint le poste de chef d'État, quel que soit le mode de sa désignation, est toujours un virtuose dans la satisfaction des passions de rivalité.

Or les passions de rivalité sont des passions asociales. Elles précipitent les individus les uns contre les autres et n'en finissent jamais de surenchérir dans l'affrontement.

Il faut le dire ! La principale cause de malheurs dans l'histoire, ce ne sont pas les catastrophes naturelles, ce sont les dommages que les hommes se font mutuellement (en particulier lors des guerres). Et ce qui œuvre presque toujours lors de ces dommages, ce sont les passions de rivalité.

Si bien qu'il faut prendre au sérieux Hobbes lorsqu'il affirmait que l'essence de l'État, c'est d'être le pouvoir commun à un groupe social qui lui permet de surmonter la violence immanente aux rapports de rivalité entre les hommes.
Il s'ensuit que le chef d'État symbolise nécessairement cet état de fait retrouvé du dépassement de l'expression de la rivalité qui a fait sortir les hommes de l'état de "guerre de tous contre tous" (Hobbes).

Le chef d'État ne peut habiter son statut très particulier et éminent, ne peut être respecté comme tel, qu'en tant qu'il incarne le dépassement des passions de rivalité.
Or le chef d'État n'a pu parvenir à ce poste que parce qu'il a été vainqueur dans les jeux de rivalité.

Tel est le paradoxe du chef d'État : il doit être détaché de ce dont il est le champion.

 Il semble qu'il n'y ait qu'un moyen de sortir de ce paradoxe. Le futur chef d'État doit avoir peu ou prou "une pensée de derrière la tête"(Pascal). Il ne joue le jeu de la rivalité que parce qu'il a un projet pour en sortir. Un projet politique, ce n'est rien d'autre que réorienter les désirs de chacun vers un but commun qui dépasse les rivalités.
Il y a une nuance : un projet "libéral" est un projet qui intègre effectivement l'énergie de la passion de cupidité, mais qui la maintient dans le cadre d'un droit qui évite qu'elle débouche sur la violence.

Un chef d'État qui échoue est un chef d'État qui n'incarne pas ce dépassement de la rivalité dangereuse.  Il met en danger la paix sociale. Il devient un problème vital pour la société.
Le chef d'État qui dit publiquement "Casse-toi pauvre con !", "Descend si t'es un homme !","J'ai un super job, une superbe femme, alors évidemment les Français me le font payer !", montre qu'il n'a pas le recul attendu par rapport aux passions de rivalité. Au sens littéral, il se révèle "vulgaire" (du latin vulgus qui signifie foule au sens d'entité sociale emportée par ses passions). Il déchoit de son statut. Et ses administrés se rendent compte que ce n'est pas la bonne personne à la bonne place.
Ils s'en rendent d'autant mieux compte qu'ils subissent alors inévitablement les dérives induites.

Car le chef d'État a d'emblée le rôle de modèle dans la prise en charge de l'intérêt public pour tous les fonctionnaires d'autorité.
Si le chef d'État faillit à se maintenir au-dessus des rivalités, ces fonctionnaires pourront se trouver légitimés à utiliser les moyens que leur confère leur statut pour se "lâcher" dans leurs propres passions de rivalité.
C'est dans un tel État qu'on a toutes chances de voir se multiplier des situations de violences collectives, en particuliers dans la relation aux forces de l'ordre.

Dans la mesure où l'on a quelque pouvoir sur la désignation d'un chef d'État, il ne faut jamais oublier que la chose la plus importante qu'il faut en attendre est le dépassement des passions de rivalité.

vendredi, novembre 19, 2010

Sur l'annonce de l'enseignement de la philosophie en Seconde

L'enseignement de la philosophie en Seconde, c'est d'abord un acte de communication d'un gouvernement qui a besoin de faire accroire sa nouveauté et d'un ministre qui espère ainsi positiver son image et celle de sa réforme.
À regarder de près, cela se réduit à pas grand chose : seulement la possibilité d'enseigner la philosophie dans le cadre des horaires fourre-tout-et-n'importe-quoi – "enseignements personnalisés", "enseignements d'exploration", ECJS – que l'on multiplie depuis quelques temps, au détriment des enseignements disciplinaires. Donc pas d'horaire dédié, pas de budget, pas de recrutement, pas de programme.
Mais au-delà de ces petites stratégies d'autopromotion à l'économie, regardons-en le principe.

Indépendamment des problèmes de conceptualisation et de lecture des textes de la tradition, philosopher c'est au moins avoir la capacité de prendre du recul par rapport à ses passions pour les penser et les mettre en perspectives en fonction de valeurs finales réfléchies.
Or l'expérience nous apprend que, même en Terminale, un certain nombre d'élèves sont incapables d'entrer dans cette prise de recul, tout simplement parce que ça n'est pas leur problème.Et ça ne peut pas l'être parce qu'ils ont des problèmes autrement plus urgents à résoudre, problèmes que l'on peut globalement ranger sous la catégorie des problèmes d'identité.

C'est assez normal. Chaque individu a son propre cheminement de maturation. Mais ce qui est certain, c'est que cette maturation passe par une phase d'appropriation de son identité contre le statut de l'enfant-à-ses-parents, et par la quête de reconnaissance par ses pairs et plus largement par la société extérieure à la famille.
C'est ce qu'on appelle l'adolescence.
Elle a sa phase critique lorsque l'essentiel du désir de l'individu est capté par cette quête. C'est la crise d'adolescence. Or, pour philosopher, je veux dire, pour que ça ne soit pas un exercice seulement contraint, il faut être passablement dégagé de ces passions de l'adolescence.

Il faut cesser de se considérer sans arrêt dans le miroir, pour considérer de manière objective le sens de sa vie et les valeurs en fonction desquelles on doit vivre !

Il est certain que, généralement, on n'est pas encore sorti de cette phase égocentrée à 15-16 ans, en Seconde.
Il est tout à fait possible que le lycéen concerné soit enthousiasmé par ce projet. Mais il est fort possible que ce soit pour de mauvaises raisons : le gain pour son identité de s'afficher comme participant à cet enseignement pour plus grands. Cet enthousiasme risque vite alors de retomber devant les exigences de la réflexion conceptuelle.

Ce dont a d'abord besoin le lycéen de Seconde, c'est d'une présence suffisante d'adultes pour l'aider à se positionner et s'affirmer par rapport à la pression des valeurs proposées par la société. Ces adultes l'aideront à la fois par leur exemplarité, et comme interlocuteurs pour leurs interrogations.

En tant que prof de philo, ce que je demande au gouvernement, ce n'est pas l'introduction de la philosophie en Seconde :
  •  c'est l'arrêt de la réduction du nombre d'adultes relativement au nombre de lycéens dans les établissements. Il faut moins d'élèves par classe, plus de surveillants, pour que la relation éducative dont l'adolescent a besoin soit possible.
  • c'est l'abandon de cette "réforme" déstructurante qui multiplie les sollicitations du professeur pour des taches qui l'éloignent de la relation à l'élève. Quel mépris de penser faire croire qu'on institue des heures d'"enseignement personnalisé" alors qu'on réduit jusqu'au point de rupture le nombre de professeurs, documentalistes, surveillant(e)s assistant(e)s sociaux(ales), infirmières !
Mais cela coûte, alors que l'introduction de la philosophie en Seconde proposée ne coûte rien.

L'État doit décider si le surplus de richesses créé par la croissance économique continue depuis plusieurs décennies – c'est-à-dire d'abord par le travail populaire – peut être aussi investi dans l'éducation.

La philosophie devrait plutôt être introduite en Ministère : "faire des économies" peut-il valoir comme valeur finale pour l'Éducation ?

jeudi, novembre 18, 2010

Contre l'idéologie de la nostalgie

Écoutons nos contemporains qui s'épanchent lorsqu'ils peuvent abandonner leur implicite "devoir de réserve" lié à leur rôle social : ils sont profondément nostalgiques d'un enchantement du monde qui aurait été détruit par la mainmise technique sur la planète.

Être écologiste, cela devrait, justement, ne plus être nostalgique parce qu'on fait du monde réenchanté un projet d'avenir.
Je veux dire qu'il faut comprendre la nostalgie comme une maladie de l'âme commune, de caractère pandémique, de l'homme contemporain.

C'est le mal de la planète perdue !

C'est une maladie dont l'étiologie est fortement idéologique : on est nostalgique dans la mesure où l'incessante rengaine des innombrables messages de la mercatocratie assurant son pouvoir, nous a persuadé que le train du progrès technique était sur les rails à bonne vitesse et à grande inertie, de telle sorte que les paysages d'antan ne pourraient plus se revoir.

L'écologiste serait celui qui ferait du contact avec l'enchantement du ciel piqueté d'étoiles, avec l'enchantement d'un paysage de nuit estivale piqueté de lucioles, un projet d'avenir.
Être écologiste serait donc être guéri de la nostalgie. Ce ne serait donc plus faire ses choix politiques par réaction nostalgique.
Ce ne serait plus simplement récuser les dilapidations d'énergie, le réchauffement climatique, dus à l'éclairage électrique nocturne généralisé.
Ce serait faire le projet d'un aménagement de la vie sociale en lequel seraient possibles pour quiconque ces moments de plaisir, que dis-je, de joie, que peut permettre le dynamisme propre de notre planète (la "nature") dans les situations de relation "magique" qu'elle nous offre.

Écologie, c'est, étymologiquement, le savoir raisonné de notre habitat, et d'abord de notre habitat absolu qu'est notre planète. Or ce savoir, c'est celui de situations d'enchantement, mais aussi de cruauté (foudre, tremblements de terre, etc.)

La politique écologiste doit contribuer à l'organisation d'une vie sociale qui favorise les relations d'enchantement, et préserve le mieux possible des rapports de cruauté.

La politique écologiste vise simplement à favoriser plus de joie de vivre.

Les tours meurent aussi !

Feu vert pour les grandes tours dans Paris

Ce titre d'un article du Monde mérite que l'on prenne un peu de recul sur une manière contemporaine de faire des choix qui engagent l'avenir à long terme.

Il est probable qu'une tour est assez aisée à construire, et pas uniquement parce que les techniques sont tout à fait maîtrisées. Parlez-en avec votre psychanalyste ! Il peut y avoir un caractère jubilatoire de se sentir responsable de cette érection qui s'impose désormais dans les champs de vision.

Il est aussi certain que les tours sont très, très délicates à détruire.
Mais quel projet d'érection prend-il en compte, ou même seulement évoque-t-il, les modalités de la destruction ?
Une implosion d'une tour de 180 mètres de haut, ça donne quoi ?
On a une petite idée... des nuages de poussières et des tonnes de gravats, non ? Grâce à Al Qaïda !

On pense implicitement : ça ne nous concerne pas, ce sera pas notre problème, c'est trop lointain.
Mais il n'y aura pas toujours des "Al Qaïda" pour faire le travail !
D'ailleurs, ce n'est pas du tout souhaitable !

lundi, novembre 15, 2010

Le monde contemporain en toute simplicité

Il y a ceux qui vendent pour pouvoir s'admirer,
il y a ceux qui se vendent pour pouvoir manger.

Il y a ceux qui se martyrisent à essayer de ne pas manger,
il y a ceux qui sont martyrisés à ne pas pouvoir manger.

Il y a ceux qui sont sous régime hypocalorique,
il y a ceux qui sont sous régime totalitaire.

dimanche, novembre 14, 2010

La maladie, l'amour et la brouette

CITE_SOLEIL__LABANMATTEI 08.jpg © Olivier Laban-Mattei


Douce était la caresse du vent chaud du Sud, ce matin, et riche en couleurs était le paysage où le jaune de feu du feuillage automnal trouvait un juste contrepoint dans les coups de pinceau de graphite et de blanc d'un ciel se préparant à la pluie.
Mon corps est là disponible et réactif, et si je suis confronté quelquefois à ses limites, je puis faire beaucoup plus, en ce qui est bien, que je ne le fais.
Oui, le monde me traverse, encore beau, toujours beau, malgré tout, et moi je peux... Je suis "une puissance d'agir" comme disait Spinoza.
Il m'arrive que les larmes me montent aux yeux de la bienveillance à mon égard de ce qui ne dépend pas de moi (ce qu'on nomme parfois le destin).
Et je pense là à mes pauvres grands-parents et parents qui ont été laminés par les guerres dont je voyais encore les dévastations dans leurs rides, et au fond de leur regard.
Et je vois ce matin, à le une du Monde, cette photo tout juste envoyée d'Haïti : un garçon, et sa sœur, transportant dans une brouette leur mère, atteinte du choléra, jusqu'à l'hôpital.
Et j'ai le cœur gros ...

Transporter sa mère dans un brouette par amour. L'avoir emprunté à un voisin peut-être, en devenant son obligé, pour qu'elle soit assez solide ; y placer tous les coussins et couvertures de la maisonnée, pour que l'on ne sente pas trop les soubresauts dus aux voies détériorées du bidonville. Et c'est peut-être un long chemin car il faut aller assez loin vers le centre de Port-au-Prince, il n'y a pas d'hôpital près du bidonville. Et on ne sait pas comment on sera reçu, s'il faudra que la mère passe beaucoup d'heures dans la brouette.
Mais l'on sait où l'on va – vers l'amour, vers la vie – quand on a la mort aux basques !

Mais n'a-t-on pas tous la mort aux basques ?
Ces haïtiens sont beaux parce qu'ils sont sages. Ils savent cette vérité dont je me divertis si facilement !
Ils font de pas mal de nos problèmes, de pauvres problèmes.
Madame Liliane Bettencourt, ne restez pas pauvre ! Enrichissez-vous ! Suspendez un agrandissement de cette photo dans votre salon !

Ils lancent leur flèche d'amour sans un regard pour le photographe qui est l'œil d'un monde où l'on ne semble pas aimer.
Oh ! sans doute ne s'arrêtent-ils même plus sur la possibilité de notre aide; ils savent qu'il s'agit d'un monde lointain et étranger, dont ils n'ont jamais demandé qu'il vienne les voir, leur promettre, et les photographier.

Mais peut-être leur est-il important de savoir que dans ce monde-là peuvent exister des gens qui savent aimer leurs équivalents de locomoteurs à brouette.
Mettre sa mère, malade, dans une brouette, et traverser la ville pour qu'elle continue à vivre, c'est aimer sa mère. N'est-ce pas tout autant aimer l'humanité ?
Ce sont eux qui nous aident en nous montrant que l'humanité est  a i m a b l e  par delà toutes nos ratiocinations chagrines.
Alors, merci photographe !