lundi, janvier 01, 2024

Des vœux pour 2024 au défi du retour séculaire de la violence


 
« Aujourd’hui, ma principale indignation concerne la Palestine, la bande de Gaza, la Cisjordanie. »
Stéphane Hessel, Indignez-vous ! , 2010.
 
La période de 1792 à 1815, qui a vu s’enchaîner en Europe occidentale les guerres liées à la nouvelle république française puis à l’empire napoléonien, a été nommée rétrospectivement par nos voisins européens la période de La Grande Guerre.
On estime son bilan global à environ 4,5 millions de tués dans l’Europe d’alors, Russie comprise (Haegele, Bey et Guillerat, Infographie de l'Empire napoléonien, Perrin, 2023).
Il n’y eut plus de guerre en Europe pour près d’un demi-siècle après le Congrès de Vienne (1815). Puis un nouveau cycle de violences s’initia, d’abord avec la guerre de Crimée (1853), puis, la décennie suivante, avec les guerres de la Prusse contre l’Autriche (1866) puis contre la France (1870). Ce nouveau cycle de violences s’exaspéra entre 1914 et 1945 par les deux guerres mondiales avec L’Europe pour épicentre.
Dans cet épisode de violence de la première moitié du XXe siècle, on peut évaluer à près de 100 millions le nombre de tués – ce qui inclut, outre le victimes militaires, toutes les victimes civiles, en particulier les victimes génocidaires des nazis et les massacres de la guerre menée par les Japonais en Asie.
Mais il faut toujours, à un moment ou à un autre, revenir des désolations laissées par la violence qui s’est généralisée. Les bravades de la force qui annonce qu’elle « éradiquera » l’ennemi ne sont jamais les derniers mots. Les humains finissent toujours par prendre la mesure de l’absurdité de cette violence qui s’auto-alimente et se mettre à reconstruire.
Comment sommes-nous revenus de l’épisode de violence du tournant du XIXe siècle ? Par la promotion du commerce et de l’industrie – Benjamin Constant : « il doit venir une époque où le commerce remplace la guerre. Nous sommes arrivés à cette époque. » (De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, 1819). Il s’en est suivi une nouvelle forme de pouvoir qui a pris la place du pouvoir fondé sur la domination de lignées autoproclamées supérieures. C’est le pouvoir mercatocratique, fondé sur l’enrichissement pécuniaire privé, et auquel nous sommes encore assujettis.
Nous avons, dans Démocratie … ou mercatocratie ?, explicité les procédés de ce pouvoir et montré en quoi ils tendaient à nier l’humanité des individus. C’est en cela que l’emprise grandissante de la mercatocratie sur les populations, à la fois en intensité (intrusion dans les consciences par propagande et réclame), et en extension (exode rural et prolétarisation, colonisation), en engendrant une épidémie de frustrations humaines, a pu être le terreau de l’épisode des violences démesurées qui caractérisent la première moitié du XXe siècle.
Nous ne sommes revenus de cette violence que par la mise en place de l’Etat-providence qui ambitionnait d’encadrer les menées mercatocratiques en fonction de la préservation d’un minimum de dignité et de bien-être pour tous, en particulier en sauvegardant un domaine de biens publics assumé par l’État (cf. le programme du Conseil National de la Résistance, 1944).
Mais l’État-providence a progressivement été démonté au profit du pouvoir mercatocratique à partir du tournant libéral des années quatre-vingt. La mercatocratie a pu démultiplier son emprise sur les consciences grâce à la massification de la communication numérique par écran interposé qu’elle maîtrise désormais largement. C’est ainsi que les valeurs spécifiquement mercatocratiques – l’individualisme réduit au pouvoir qu’apporterait l’enrichissement pécuniaire – n’ont jamais été aussi prégnantes dans le monde, comme elles n’ont jamais été vécues aussi violemment par les populations les moins bien placées dans la compétition qu’elles impliquent. Ce qui ouvre des boulevards aux prétendants populistes qui s’aménagent des situations de pouvoir en désignant des ennemis à détruire comme condition du soulagement des frustrations populaires.
C’est pourquoi nous sommes aujourd’hui dans une période de montée de la violence qui est assez parallèle à celle de nos ancêtres des années vingt du siècle dernier. Avec cette différence que le terreau de la violence contemporaine est beaucoup plus ample. On voit bien que de nouvelles guerres surviennent, durent, et s’intensifient, que d’autres son prêtes à exploser. Oui, il faut envisager un avenir de progression de la violence à un degré inconnu…
Tout se passe comme si nous étions entrés dans un nouveau cycle séculaire, celui du XXIe siècle, de la violence humaine se généralisant.
Mais quel sens peut avoir cette notion de cycle séculaire ? Quel rapport y a-t-il entre ces violences révolutionnaires et post-révolutionnaires d’il y a plus de deux siècles, qui réagissaient à la domination plus que millénaire de la force et de la peur de la part de lignées autoproclamées nobles sur les humbles qu’elles mettaient à leur service, et la violence présente qui est largement le contrecoup de la manipulation des consciences par la communication mercatocratique ?
Et si le rapport était exclusivement temporel ? Ou, plus précisément, de mémoire ? Un siècle n’est-ce pas le temps requis pour perdre le contact avec la mémoire vivante des témoins ayant survécu à ces violences ?
Or, aujourd’hui disparaissent les derniers témoins vivants de l’épisode violent du siècle dernier. C’est pour cela que nous citons en exergue Stéphane Hessel s’indignant de la violence qui était imposée aux palestiniens. Car lui-même était témoin de la violence de l’occupation allemande. Il savait vers quel nuit de malheurs elle ne manquerait pas de précipiter cette partie du monde. Les événements actuels lui donnent raison !
Sa voix, en 2010, avait été écoutée. Mais insuffisamment, elle était trop seule. Le pouvoir politique était déjà trop largement occupé par des oublieux de cette mémoire de leurs ascendants.
Ce cycle de violence du XXIe siècle est désormais enclenché, on le voit bien. Et il peut nous précipiter vers des abîmes.
Alors quels vœux pour 2024 ?
Que cette conscience des cycles centenaires déterminés par la disparition inévitable des mémoires vivantes, nous permette de ne plus en être simplement des victimes passives. Qu’en 2024, face à l’actualité violente sans cesse assénée, nous ayons le recul d’une mémoire plus longue qui nous maintienne dans la pensée du malheur des déchainements de violence des siècles passés.
Mais j’entends l’argument des fatalistes : « Il faut bien qu’un certain nombre d’humains disparaissent puisque nous sommes trop nombreux ! ». Il faut leur rappeler que nous disposons des moyens bien moins coûteux, moins malheureux, pour contrôler notre démographie !
Mais, nous le savons, la pensée ne peut rien contre la force qui ne veut qu’être la plus forte !
Alors, qu’au moins, en 2024 nous anticipions que, quel que dramatique soit le nombre de ses victimes, il faudra bien un jour que nous humains du XXIe siècle revenions de ce nouvel épisode d’égarement dans la violence. Il est sage alors de se mettre dès à présent dans la perspective du monde plus humain à construire par lequel nous en reviendrons.

lundi, décembre 18, 2023

Peut-on s’accorder avec la nature ?

 

Hirondelle prenant un temps de repos
sur la filière d'un voilier en Méditerranée

La nature a été longtemps divinisée comme dispensatrice intarissable de bienfaits, mais aussi capable de colères destructrices envers les humains au nom d’une Justice qu’il n’était pas toujours facile d’interpréter.
Aujourd’hui la nature est pensée de manière terriblement ambivalente.
D’une part il y a un imaginaire de la nature tout uniment positif, diffusé à l’envie par les médias dominants, justement par l’image (publicités, internet, documentaires souvent animaliers) ; c’est comme une nature idéalisée qui serait la consolation des frustrations qu’amène l’environnement urbanisé qui est celui de la majorité des populations aujourd’hui.
Mais, chez ces mêmes sujets humains, il y a en même temps acquiescement de l’usage purement instrumental de la nature qui se voit, par exemple, à travers les fruits sans la moindre trace d’insectes, parfaitement standardisés, qu’ils choisissent d’acheter.
Il faut être conscient du mépris avec lequel est actuellement majoritairement traité l’environnement naturel par les humains, organisés en société de telle sorte qu’ils mettent en œuvre des techniques toutes puissantes et implacables pour lui extorquer, en une violence dévastatrice, ses bienfaits.
Ainsi, l’humain semble avoir surtout considéré la nature de manière excessive, passionnelle pouvons-nous dire, d’abord en l’élevant trop haut, en une sujétion ambivalente d’adulation et de crainte, ensuite en la mettant trop bas comme simple instrument de ses intérêts propres. Et il est certain que la seconde attitude n’a pas oublié la première ; d’ailleurs n’en serait-elle pas la revanche ?
Se poser la question « Peut-on s’accorder avec la nature ? » n’est-ce pas explorer la possibilité d’un rapport enfin serein de l’humain avec son environnement naturel ?
*  *  *
D’emblée se pose la question de savoir si l’on parle bien de la même réalité lorsqu’on échange sur la nature.
La nature, pour les Anciens – phusis – incluait tout ce qui pouvait se manifester aux sens humains, et donc également tous les phénomènes célestes. Car tout cela relevait d’une unité qui pouvait être mise à jour comme ordre rationnel. D’où la multitude de traités philosophiques dans l’Antiquité qui, de Thalès (fin -VIIe siècle), à Lucrèce (-Ier siècle), ont pour titre « De la nature ».
Tous ces traités avaient l’ambition de donner une pensée « en accord avec la nature ». Mais l’attitude contemplative qu’ils impliquaient, toute passive, méconnaissait largement la nécessité des humains d’intervenir sur l’environnement naturel, de le transformer, pour satisfaire leurs besoins vitaux.
La nature pour l’homme de la modernité est bien autre chose. Rappelons que la modernité commence au tournant du XVIIe siècle avec pour principaux initiateurs Bacon, Galilée et Descartes. La nature est dès lors pensée comme cet environnement terrestre déjà là, mis à la disposition de l’homme pour qu’il l’exploite à son profit, grâce à sa raison et à son inventivité technique. C’est donc une nature d’extension beaucoup plus restreinte, et par rapport à laquelle l’homme se doit d’être actif.
De ce point de vue, pour penser correctement la nature, il convient de ne pas hésiter à lui extorquer ses secrets en la contraignant dans les situations non spontanées que sont les expérimentations. La science expérimentale, c’est l’audace humaine de mettre la nature à la question ! L’expérimentation animale, et parfois humaine, en est la forme la plus problématique.
Nous savons que nous sommes aujourd’hui dans l’héritage de cette conception moderne de la nature. Mais avec une rectification majeure. Les conséquences écologiques désastreuses de la surexploitation de l’environnement naturel ont amené à une redécouverte de la valeur de la contemplation de l’ordre que la nature recèle. Mais la nature est alors ramenée au domaine de la vie qui s’est développée à la surface de la planète Terre. La nature est biosphère. Elle est cette très fine pellicule de mousse verte qui s’est développée à la surface d’une planète, la Terre, et qu’on n’a, à ce jour, retrouvée nulle part ailleurs. La biosphère est un système de lignées (espèces) d’êtres vivants doté d’un dynamisme d’auto-développement indéfini, au travers d’êtres qui apparaissent, se transforment en transformant leur environnement, et disparaissent, mais en manifestant des propriétés d’auto-adaptation, d’auto-reproduction, et d’auto-régénération – ce qu’on appelle la vie.
La nature donc, pour nous, est la biosphère, ce système d’êtres vivants sur la Terre avec son support rocheux, aqueux et atmosphérique. Et c’est un système que nous savons désormais fragile, menacé par les menées humaines, et qu’il faut admettre comme mortel. Nous ne connaissons, au-delà de la Terre, que des planètes mortes !
Ainsi penser son accord avec la nature, serait ne plus se penser en assujettis à la toute-puissance de la nature, ce serait ne plus se penser contre la nature en la violentant pour lui extorquer ses richesses. Penser son accord avec la nature serait penser l’homéostasie de la biosphère et l’insertion humaine en tant qu’elle ne la fausse pas. On parle d’« homéostasie » pour rendre compte de certaines règles d’échanges d’éléments dans la biosphère qui garantissent les équilibres qui soutiennent son dynamisme. Si on appelle écologie le savoir rationnel de cette homéostasie planétaire, alors s’accorder avec la nature serait établir des relations avec elle conformes à l’écologie.
Mais cette réponse à notre question de départ, même si elle est précieuse en nous extrayant des pensées passionnelles antérieures sur la nature, est frustrante en ce qu’elle suppose un fort investissement intellectuel collectif, et sans doute une importante régulation, parfois contraignante, des comportements. Faudrait-il mettre l’« écologie » en enseignement obligatoire à l’école primaire ?
En réalité l’écologie ainsi définie n’est pas un savoir achevé, et ne le sera jamais. La biosphère est d’une richesse qui semble infinie et apporte sans cesse des surprises qui remettent en cause les savoirs acquis. Pensons aux incessants remaniements dans la classification zoologique. En ce point on se rend compte de la pertinence de la notion de « surrationalisme » de Gaston Gaston Bachelard. Cette notion signifie que la raison se doit d’être créatrice pour être à la hauteur des défis que lui posent son objet – ici la biosphère – qui n’en finit jamais, dans sa créativité propre, de redéfinir son mode d’être. Par exemple, par rapport au fourmillement des formes du vivant, la raison doit dépasser le modèle du « tableau » du vivant dont le progrès consisterait à en remplir les cases. La théorie de l’évolution a été une création en ce sens, aujourd’hui la théorie de l’épigénétisme qui permet de penser les transformations du vivant à court terme – pourquoi les humains sont-ils plus grands qu’il y a un siècle ? – en est une autre. Penser en accord avec la nature serait alors considérer que ces redécouvertes sur la biosphère puissent se poursuivre indéfiniment.
Alors il faut prendre conscience que l’écologie est plus qu’une rectification de la pensée moderne de la nature. Car reconnaître que la nature, en son infinie créativité, défie la raison en l‘obligeant à sans cesse se réinventer, c’est reconnaître à la fois son unité et sa transcendance sur l’humain. Cette transcendance signifie finalement que lorsqu’il violente la nature, l’humain se violente lui-même !
Pourtant, l’humain ne saurait retourner à son ancienne attitude de sujétion face à une divinité qu’il faut ménager pour ne pas la craindre. Il ne s’agit pas de renier la science et les applications techniques qu’elle permet – car, on le sait l’espèce humaine a besoin de se donner des techniques pour être viable sur cette planète (pensons à tout ce qu’il faut de techniques pour se faire un habit chaud qui permette de survivre à l’hiver des zones tempérées). Il ne s’agit même pas de renier la méthode expérimentale. Car une chose est de faire rouler des billes sur un plan incliné, autre chose est d’inoculer un virus à un chimpanzé. On le voit, tout est une question de mesure. L’humain doit assumer se servir de cette réalité qui le transcende, et, forcément en y laissant son empreinte, plus ou moins profonde, plus ou moins effaçable. Mais dans quelle mesure ?
Ainsi, notre recherche d’une pensée qui accorde l’humain avec la nature se précise ainsi : sur quel principe, tiré d’une juste considération des bienfaits de notre absolue dépendance avec la nature, va-t-on mesurer notre empreinte laissée sur elle par notre indispensable maîtrise technique ?
Il peut être intéressant de s’inspirer de la « Philosophie de la nature » de Schelling (1799) pour fonder ce principe. Schelling, s’appuyant sur la science de son temps, reconnaît trois caractères à la nature : unité, dynamisme, et spiritualité. Les deux premiers caractères sont reconnus par la notion de « biosphère » que nous avons établie plus haut. La spiritualité de la nature est incontestable, du moins comme disséminée. On ne saurait déduire l’établissement d’un code génétique dans nos cellules ADN par la disposition de radicaux cellulaires appropriés, de la simple combinaison « du hasard et de la nécessité » au long de l’évolution (cf. le livre éponyme de J. Monod – 1970). Et on pourrait en dire autant de maintes autres réalités naturelles, telles de la structure de l’œil, la structure fractale du chou-fleur, la suite de Fibonacci dans la répartition des pétales de la pomme de pin, etc., toutes occurrences qui laissent voir une raison qui ordonne. Et comme il y a une unité dans toutes ces manifestations spirituelles, on peut tout-à-fait penser la nature comme un esprit maintenant les bons paramètres pour un maximum de développement de la vie sur la planète Terre compte tenu des circonstances qu’elle offre du fait de sa composition et de sa situation dans l’espace. Mais on ne retombera pas sur une divination de la nature en l’anthropomorphisant. Car on ne peut pas le faire ! L’esprit de la nature ne saurait avoir un corps comme nous en avons un, et il ne saurait dépendre de sa relation à d’autres vivants pour être : la biosphère ne saurait être un vivant au sens où la biologie peut le définir (c’est la faiblesse de l’hypothèse Gaïa de J. Lovelock dans « La Terre est un être vivant », 1979).
C’est dans cette direction qu’il faut chercher la possibilité d’une relation viable de l’humain avec la nature. Vivre en accord avec la nature, c’est comprendre au mieux l’esprit qui se manifeste dans les êtres naturels, et ainsi inférer vers quoi tend l’esprit de la biosphère qui a rendu possible qu’advienne cette espèce particulièrement ingénieuse qu’est l’humanité. Vivre en accord avec la nature, c’est savoir que nous pouvons prélever dans la prodigalité naturelle, mais seulement dans la mesure où l’on ne l’épuise pas, en préservant sa pleine fécondité future, comme si on la jardinait pour que puissent encore la jardiner nos petits-enfants. Vivre en accord avec la nature c’est inventer des techniques intéressantes qui seront toujours mesurées à la préservation de la générosité de la biosphère.
Ce qu’il ne faut surtout pas faire, si l’on veut s’accorder avec la nature, c’est détruire massivement du vivant pour un plus grand rendement agricole à court terme, c’est laisser des déchets qui seront une source d’empoisonnement du vivant pour l’avenir à long terme. Ce que nous faisons sans vergogne en ce moment même avec de nombreux produits issus de nos techniques par lesquels nous ne laissons à nos descendants que du pur négatif qui compromettra la générosité future de la biosphère – ne citons que les centaines de milliers de tonnes de déchets radioactifs HAVL (haute activité à vie longue) de l’industrie nucléaire !
Car, d’une attention à penser en accord avec la nature, il s’ensuit nécessairement que les rapports de l’humain avec son environnement naturel ne sont plus de prédation, de destructions et souffrances infligées aveugles, d’irresponsabilité par rapport à l’avenir de l’humanité. Ils sont d’échanges.
L’humain doit partir de la gratitude pour cette générosité de la biosphère dont il dépend absolument, pour lui rendre par ses créations. Des techniques, comme la domestication, comme les habitats humains bien pensé pour s’insérer dans un biotope singulier, comme l’irrigation et autres aménagements de l’environnement naturel (lorsqu’ils favorisent la vitalité au lieu de la bouleverser ou de la détruire), peuvent contribuer à l’enrichissement de la biosphère. De même des créations artistiques peuvent être heureuses à la vie naturelle qui nous entourent – pensons par exemple au Land Art.
Au fond penser en accord avec la nature, c’est aussi penser en accord avec sa nature humaine. C’est donc tenir compte des deux puissances, celle de la nature qui nous est définitivement transcendante dans sa prodigalité sans limites, mais aussi celle de l’homme qui est nécessairement d’emprise technique sur son environnement naturel.
C’est cela le principe d’un accord de l’humanité avec la nature : que les comportements humains soient mesurés à favoriser l’échange de bienfaits entre ces puissances.
 

mardi, octobre 31, 2023

Sous les bombes


On appelle bombe un dispositif technique créé par l'homme qui constitue un mal potentiel collectif, lequel se concrétise à l’improviste – c’est l’explosion – détruisant de manière indiscriminée et donc générant massivement des victimes innocentes.
Il y a beaucoup de dispositifs techniques humains destructeurs, comme la tapette à souris, l’arbalète, etc. Ce qui caractérise la bombe c’est bien qu‘on ne peut s’en prévenir car on ne la voit pas venir (« improviste »), et l’arbitraire de ses destructions (« indiscriminée »).
Il y a un taux particulièrement élevé de destructions par bombe, aujourd’hui, sur notre planète. C’est ainsi que les bombes explosent de manière répétée sur la bande de Gaza et sur l’Ukraine. Les bombes sont l’arme inhumaine par excellence. Rappelons-nous ce qui est advenu aux habitants d’Hiroshima (Japon) en ce beau matin du 6 août 1945.
Pourtant, il faut remarquer que la définition de la bombe donnée ci-dessus ne la caractérise pas comme une arme : il y a en effet des dispositifs techniques qui n’ont pas été créés pour neutraliser un ennemi, et qui pourtant sont porteurs d’un « effet bombe ». C’est en ce sens que Le Monde numérique propose un article des Décodeurs du 31 octobre 2023,  intitulé :
L’article est édifiant car il pointe très précisément la toute petite minorité d’humains responsables des décisions qui compromettent l’avenir de l’humanité en déréglant le climat.
Aux peuples de faire de ces informations le meilleur usage pour retrouver plus de confiance en leur avenir !
Cependant, il ne faudrait pas que cette enquête salutaire masque une autre bombe à la portée destructrice autrement plus redoutable.
Le problème est celui-ci. Depuis 3/4 de siècle les humains développent une industrie nucléaire de production d’énergie qui génèrent massivement des déchets radioactifs.
La radioactivité est la propriété qu’ont certains matériaux de diffuser, à flux continu, de l’énergie dans leur environnement sous forme de rayonnements. Ces rayonnements sont constitués d’ondes électromagnétiques et de particules atomiques qui sont susceptibles de créer des désordres dans le plus intime de notre physiologie, en particuliers dans les cellules qui codent nos gènes. Or, comme ces rayonnements passent sous le radar de notre sensibilité (lorsqu’ils nous traversent nous ne sentons rien), nous sommes individuellement démunis pour nous en défendre.
Nous avons pu montré que la vie n’a pu s’adapter à la condition aérobie sur la surface de la Terre que très tardivement après l'apparition de la vie aquatique, à partir du moment où la forte radioactivité originelle de notre planète avait suffisamment baissé pour être compatible avec des vivants au patrimoine génétique complexe. Voir notre article Radioactivité et expérience humaine.
Si intervient une rehausse de la radioactivité dans l’atmosphère terrestre, l’espèce humaine, et avec elle les primates et les autres mammifères supérieurs, sera la plus vulnérable à ses effets destructeurs pour le vivant.
Il faut donc absolument confiner tous ces déchets radioactifs de l’industrie nucléaire, spécialement ceux qui sont classés HAVL (Haute Activité à Vie Longue). Or, un des principaux composants de ces déchets est le plutonium 239 qui doit – plutôt qui devrait (comment faire des projets à cette échelle de temps ?) – être confiné pendant 200 000 ans ! Sans compter qu’il faut des systèmes de refroidissement, car l’énergie ainsi contenue engendre de la chaleur.
Or, en 2008, il y avait déjà accumulés 250 000 tonnes de déchets HAVL dans le monde. Ce chiffre a été donné oralement par B. Boullis du « Commissariat à l’énergie atomique » lors d’un colloque en 2009. Qu'en est-il en 2023 ? On ne trouve nulle part de chiffres plus documentés, plus officiels, plus récents –  les responsables de cette industrie ne seraient-ils pas fiers de cette croissance là ?
Or, on n’a toujours aucune solution viable pour entreposer tous ces déchets en des sites de confinement pérenne compatibles avec l’avenir à long terme de l’humanité et de la biosphère.
De même, on est toujours incapable de démanteler une centrale nucléaire ayant cessé son activité pour rendre le site disponible pour les vies humaines à venir.
Ainsi, dans une activité toute récente, certains humains recréent les conditions que notre planète soit potentiellement inapte à la continuation de la vie humaine. Et, voyez-vous, on ne le sent pas... du côté de l'industrie nucléaire, tout à l'air si propre ! Tout laisse à penser que les catastrophes surviendront à l'improviste.
Telle est la « Bombe radioactivité ».

samedi, octobre 14, 2023

Misère de la vengeance


Gaza, après le 7 octobre 2023

La vengeance n'est pas un comportement adulte - nous voulons dire : qui procède de l'âge de raison - il est un  comportement infantile. Il n'est que la réaction vers la satisfaction de voir subir des dommages celui qu'on considère être l'agent de dommages qu'on a subis.

Tout dans ce mode de fonctionnement relève de la puérilité : le diktat de l'émotion, l'évidence magique de la réparation par le dommage causé en retour et la satisfaction qu'elle promet, le court-circuitage de la réflexion, l'urgence vers cette satisfaction "à tout prix". C'est la logique de l'enfant qui a besoin de frapper le coin de la table où il s'est cogné : il se fera peut-être aussi mal (à la main) que lors du premier heurt ... mais il aura la satisfaction de s'être vengé ! Plus tard, il faut le croire, avec l'âge de raison, il réfléchira sur les moyens d'éviter le coin de la table, ... avec beaucoup de commisération pour ses impulsions enfantines.

Il est navrant de voir aujourd'hui, si communément, des responsables politiques incapables de dépasser ce niveau.

Rappelons Hegel : 

"La vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien le droit qui prend la forme de la vengeance constituant à son tour une nouvelle offense, n'est senti que comme conduite individuelle et provoque, inexpiablement, à l'infini, de nouvelles vengeances."
                              Propédeutique philosophique", 1809 (trad M. de Gandillac, ed. de Minuit)


lundi, septembre 18, 2023

De la non existence de l’intelligence artificielle et de ses effets

 


Boulier antique
 
L’intelligence artificielle est une technique de production d’œuvres auparavant exclusivement pilotées par l’esprit humain.
En ce sens l’intelligence artificielle est une virtualité de multiples nouvelles œuvres culturelles aisément et rapidement produites.
De ce point de vue l’intelligence artificielle pourrait être vécue comme un élargissement du champ de notre liberté.
On pourrait donc se féliciter de cette nouvelle avancée technique. Sauf qu’il y a un trouble en son idée même dans le fait que l’on ne sait trop de quoi l’on parle quand on parle d’intelligence artificielle.
Déjà, concernant l’intelligence simplement humaine, on serait bien en peine d’en donner une définition qui fasse consensus. Mais au moins, dans l’histoire de la pensée, on s’est longtemps accordé pour en faire une qualité propre à l’espèce humaine qui lui donne une supériorité décisive sur les autres espèces animales. Pourtant, depuis peu, on n’hésite pas à s’interroger sur l’« intelligence animale ». Mais en quel sens alors ? Après tout, l’homme crée des pièges à animaux, l’animal ne crée pas des pièges à humains !
Et comment peut-on parler aujourd’hui d’« intelligence artificielle » en attribuant cette qualité d’intelligence à des dispositifs techniques ?
En ce point, le mot intelligence apparaît comme un embouteillage de confusions.
Alors, comme voie pour éclairer cette notion d’intelligence artificielle, abordons-la en décrivant simplement le phénomène qui est censé la manifester. L’intelligence artificielle se présente comme une machine capable de produire une œuvre originale sous forme de texte, d’image ou de bande-son. Elle capte aujourd’hui l’intérêt commun parce qu’elle semble concurrencer des savoir-faire que les humains avaient toujours jusqu’alors considérés comme leur privilège.
Cette machine est un ordinateur, ce que les anglo-saxons appellent computer, soit, littéralement, machine à calculer.
Le principe d’une machine à calculer est simple. C’est un dispositif matériel construit autour d’un certain nombre d’éléments identiques sur lesquelles on peut provoquer deux états définis en leur appliquant une impulsion énergétique définie. Si on nomme 0 et 1 chacun des états que peuvent prendre ces unités élémentaires, une série de huit donnera un nombre de huit chiffres en 1 et 0, donc de base binaire. En informatique on appelle bit chaque unité élémentaire, et octet le nombre élémentaire composé de 8 bits (donc une mémoire d’1 gigaoctet signifie qu’elle a un million d’octet, en sachant que chaque octet, du fait des possibilités de combinaison des 0 et 1, peut prendre 256 valeurs différentes).
Le boulier (voir l’image d’en-tête) est la plus ancienne machine à calculer, il remonte à au moins deux millénaires avant notre ère. Dans sa forme achevée, il consiste en boules pouvant se déplacer sur un certain nombre de tringles parallèles. Le boulier ci-dessus a une mémoire de 91 bits soit le nombre de boules qui peuvent par leur position – à gauche ou à droite sur la tringle – prendre les valeurs de 0 ou 1
Un ordinateur contemporain peut être considéré comme un boulier à énergie électrique qui aurait l’équivalent de millions de tringles à plusieurs boules (8 le plus souvent). Sauf que ce ne sont pas des boules qui font les bits mais des infimes particules matérielles, par exemple des particules d’oxyde de fer qui changent d’orientation magnétique par une impulsion électrique minimale.
Nous évaluons un ordinateur à sa capacité de mémoire car, finalement, comme dans toute machine à calculer, il n’y a que de la mémoire.
Blaise Pascal présentant, en 1645 (à 23 ans), la première machine à calculer moderne qu’il venait d’inventer, écrivait : « Tu sais … combien, d’erreurs se glissent dans ces rétentions et emprunts à moins d’une très longue habitude et qui fatigue l’esprit en peu de temps. Cette machine délivre celui qui opère par elle de cette vexation ; il suffit qu’il ait le jugement, elle le relève du défaut de la mémoire. » Autrement dit, la machine à calculer a essentiellement pour fonction d’assurer la mémoire dans le calcul humain par des agencements matériels dynamiques (les changements d’état dus à l’action humaine). Pascal n’est pas du tout dans l’idée d’avoir créé une intelligence artificielle. Jamais il n’a eu le soupçon de l’idée d’accoler le caractère d’intelligence à son invention.
Or, tous nos ordinateurs ne sont que des machines à calculer qui ont poussé au plus loin la quantité de mémoire et la labilité de celle-ci – ce qui est particulièrement le cas du processeur, dont les bits sont constitués de transistors en nombre (désormais de l’ordre du milliard), et dont les changements d’état rapides (indiqués par la cadence du processeur), permettent de gérer les impulsions électriques dans le système.
Encore une fois, il n’y a aucune intelligence dans ces systèmes, que de la mémorisation dynamique engendrée par la numérisation de la modification d’états de particules matérielles. Toute l’intelligence de ces machines numériques est dans leur agencement par le moyen du nombre. Le nombre n’existe pas dans l’ordinateur, il est une création de l’intelligence humaine.
Ainsi l’ordinateur ne peut être crédité d’aucune intelligence artificielle, il n’est, comme toutes les autres techniques inventées par l’homme, qu’un précipité de l’intelligence humaine.
Si l’on voulait parler clairement, il faudrait proscrire l’expression « intelligence artificielle ». L’intelligence artificielle n’existe pas, ne peut pas exister.
On ne devrait parler que de « machines-à-calculer-pour-produire-du-texte » (ou des graphismes, ou des bandes sonores).
Ce qui fait mieux voir qu’il n’y a dans ces productions que des combinaisons de mémorisations suivant des logiques propres à l’intelligence humaine et implémentées par traduction numérique dans la machine.
Prenons par exemple un texte élaboré par le programme « ChatGPT ». Si on lui pose une question philosophique, on a bien le pour et le contre, et finalement une conclusion relativiste : c’est oui ou non selon certaines circonstances. Donc, pour le professeur de classe prépa, une copie très moyenne qui fait état d’une bonne culture commune, qui est capable de mettre en ordre des idées, mais qui est incapable de construire un chemin de réflexion ouvrant des horizons nouveaux. Avec quelquefois des erreurs grossières. À la question « Le mensonge peut-il être moral ? », le programme soutient que Kant admet la possibilité de mentir par humanité. Ce qui est tout simplement faux ! Pourquoi cette erreur ? Elle s’explique par la manière dont le programme mobilise les données : comme il rencontre régulièrement, associé au nom de Kant, l’expression « droit de mentir par humanité », il conjoint l’un et l’autre. Et cela tout simplement parce que Kant a écrit un texte « D’un prétendu droit de mentir par humanité » (1797) qui se trouve dans la liste de ses œuvres. Mais ce texte conclut justement qu’on ne peut admettre un tel droit !
C’est là que l’on voit mises au jour les limites de la machine à calculer qui prélève des données numériquement mémorisées et les combine entre elles selon les mots de la question posée et la bonne forme du discours. Elle opère à partir du calcul de la plus grande fréquence statistique de la manière dont sont associés les mots-clés de la question – pas de chance pour Kant, le mot « prétendu » dans son titre n’a pas l’heur d’être un mot-clé !
Finalement la machine à calculer est bien incapable de produire une œuvre au sens d’Hannah Arendt c’est-à-dire comme constitutive du monde humain (voir La condition de l’homme moderne, 1961, chap IV, La durabilité du monde). Elle ne fait que ressasser le monde passé en accommodant des bribes de culture passée selon des formes calculées comme statistiquement les plus communes. Si on demande plusieurs productions à une même requête de texte, la machine donnera toujours la priorité à celui qu’elle a calculé comme restituant les chaînes de mots les plus communes.
Qu’apporte cette pseudo intelligence artificielle, sinon la virtualité des variantes d’expression du conformisme ayant trait à la requête ? La mal dite « intelligence artificielle » nous apporte une liberté bien vaine.
S’exciter, comme c’est dans l’air du temps, sur ce nouveau « progrès », n’est-ce pas, paradoxalement, s’ankyloser dans le statu quo social, alors que notre société de la troisième décennie du XXIe siècle a un besoin vital de sortir du statu quo?
Il est certain que cela n’est, humainement, pas du tout intelligent !

jeudi, septembre 14, 2023

Grandeur et limite de la virtualisation




La notion de réalité virtuelle s’est popularisée ces dernières décennies comme mode d’irruption massive dans la vie sociale de la technologie numérique. En ce sens particulier elle consiste dans la simulation d’un environnement par stimulation artificielle des sens.
Or la technologie numérique permet d’aller très loin en ce sens : on parle aujourd’hui d’« immersion à 360° » ou d’« immersion 3D » ! Cela signifie que l’on se voit immergé dans un environnement artificiel qu’on peut regarder à 360° et dans lequel on peut se déplacer, et aussi exécuter des actions sur les objets qui en font partie.
Jusqu’où peut aller cette virtualisation de la réalité dans nos vies ? Ne rencontre-t-elle pas une limite ? Qu'est-ce qui résistera toujours à toute virtualisation artificielle ?


Il convient d’abord de clarifier cette notion de réalité virtuelle.
Est-ce la technologie numérique qui l’a inventée ?
Non ! le téléphone, qui date de la seconde moitié du XIXe siècle, est déjà de la communication virtuelle.
Pourquoi virtuelle – me direz-vous – c’est de la communication bien réelle ! Certes mais dans un autre mode de réalité que la réalité que nous pouvons qualifier de première - celle qui procède d’un ici-et-maintenant clairement identifié. Où se réalise une communication téléphonique ? On voit qu’il n’y a pas de réponse simple !
De plus il faut élargir le domaine de la réalité virtuelle bien au-delà des techniques humaines. Le futur arbre n’est-il pas virtuellement dans le noyau du fruit ? Les infimes gouttelettes d’eau qui forment un nuage ne sont elles pas une pluie virtuelle ?
La réalité virtuelle fait fondamentalement partie de la nature.
Ces considérations permettent de préciser ce qui caractérise la réalité virtuelle
D’abord, la réalité virtuelle n’est jamais dans un ici-et-maintenant. On ne saurait dire où est la pluie virtuelle dans les nuages qui s’avancent, ni où est l’encyclopédie virtuelle Wikipédia, ni où se déroule le jeu collectif par connexion internet.
C’est pourquoi le virtuel ne s’oppose pas au réel – il est bien réel ! – il s’oppose à l’actuel, c’est-à-dire le réel qui est déterminé par des coordonnées spatio-temporelles.
Il s’ensuit que le virtuel n’a rien à voir avec le possible. Est possible toute conception d’une réalité qui n’est pas contradictoire. Ainsi Léonard de Vinci a fait le croquis d’un sous-marin possible. Mais le possible n’est pas le réel. Pour qu’il soit réel il faut le faire exister. Il n’y avait aucun sous-marin au XVIe siècle !
De cette opposition virtuel/possible on peut tirer un autre caractère du virtuel. Si on peut aller du possible au réel, c’est un aller sans retour. Ça n’a aucun sens d’aller du réel au possible. Par contre, on peut aller de l'actuel au virtuel, par exemple, dans sa messagerie numérique, en rediffusant le message actuel.
On retrouve ces caractères dans les productions numériques contemporaines. Par exemple, un jeu vidéo est la virtualité pour tout joueur de vivre des segments de vie fictive dans un environnement fictif – l’expérience de la course automobile, du combat héroïque contre des méchants, de la fondation d’une ville, etc. Une telle virtualité ne saurait être située dans un lieu et un temps déterminés, disséminée qu’elle est dans les terminaux de multiples joueurs ; par contre elle s’actualise de manière bien précise dans l’endroit et le moment où l’un d’eux joue
Ce qui fait le succès de ces productions contemporaines de réalités virtuelles est d’abord le très grand réalisme des situations fictives auquel elles parviennent grâce à la numérisation. Mais ne faut-il pas également prendre en compte un attrait humain plus général pour les réalités virtuelles ?
Virtualiser, n’est-ce pas toujours échapper aux déterminations temporelles qui cadenassent le réel actuel pour ouvrir à des séries indéfinies d’actualisations nouvelles ?
Prenons, par exemple, la conversion massive au télétravail dans les entreprises lors des confinements sanitaires à partir du printemps 2020 – on ne va plus tous dans un même lieu, les locaux de l’entreprise, voir les mêmes têtes, établir les mêmes relations enkystées par l’organisation du lieu de travail, on échappe à une pesante surveillance mutuelle liée aux relations hiérarchiques. Mille possibilités nouvelles se révèlent dans la relation à son travail : nouvelles collaborations, possibilité de franchir les limites de l’entreprise pour traiter certains problèmes, nouvelles possibilités d’organiser son temps de travail, etc.
Puisque la liberté c’est d’abord la capacité de choisir entre des possibilités, on se sent d’autant plus libre que les possibilités sont nombreuses. On comprend que la virtualisation du travail en entreprise ait été le plus souvent vécue comme une libération !
Mais n’était-ce pas déjà le cas, dans les années 90, pour ceux qui avaient acquis un ordinateur équipé d’un modem ? Ils découvraient la virtualisation de la connaissance, du courrier, des relations sociales, du jeu, des échanges marchands aussi, et tout ce qui devenait possible avec cela. Ils pouvaient effectivement le vivre comme une formidable libération !
On pourrait remonter bien en deçà, l’écriture est une virtualisation de la parole, le livre est une virtualisation du discours, laquelle s’amplifie avec l’imprimé, puis avec le magnétophone et la radio. Chaque fois ces inventions furent vécues comme des libertés nouvelles pour les communications humaines.
Finalement il faut reconnaître que toute invention technique est une virtualisation du rapport que l’on a à son objet d’usage : le moulin à vent est une virtualisation de l’énergie éolienne, comme la photographie est une virtualisation de la production d’images réalistes.
Plus profondément, la mémoire, l’imagination, sont des états de conscience virtuels, la culture d’un groupe social est un éventail de comportements virtuels – et, à l’intérieur de la culture, la langue que l’on possède est une infinité de communications virtuelles, aux autres, mais aussi à soi-même (réflexion).
La virtualisation a donc été un processus décisif pour l’histoire humaine, et même pour l’évolution du vivant – par exemple la reproduction sexuée virtualise des singularités vivantes qui favorisent l’adaptation d’une espèce.
Cette puissance du virtuel est indiquée par l’étymologie même du mot : le mot virtuel vient du latin médiéval virtualis, lui-même issu de virtus, qui signifie force, puissance !
Ainsi la virtualisation est intrinsèquement libération.
Comment se fait-il alors que l’on puisse ressentir l’évolution de la virtualisation contemporaine par la technologie numérique comme une menace ?
Il faut remarquer toute virtualité doit déboucher sur une réalité actuelle, car une virtualité sans fin serait une virtualité de rien du tout : elle n’aurait pas de sens ! C’est ainsi que la graine s’efforce de devenir plante, comme la flûte a vocation à produire le son joué par le flûtiste.
Ainsi, il ne suffit pas de dire que la réalité virtuelle suscitée par l’invention d’une technique libère par les possibilités qu’elle donne, il faut aussi savoir pourquoi elle libère, c’est-à-dire vers quelle valeur on veut aller qui va nous permettre de choisir entre les possibilités offertes d’actualiser la réalité virtuelle.
Si je taille une flûte dans du bambou, c’est pour jouer de la musique pour moi ou dans les soirées entre amis, et la virtualité musicale propre à cet instrument se réalisera dans le sens de l’idée que je me fais du bien ; mais je ne voudrais en aucun cas que l’on utilise ma flûte pour détourner l’attention de quelqu’un afin de lui voler son portefeuille.
La réalité virtuelle est parvenue à la popularité ces dernières décennies essentiellement en permettant le développement du jeu vidéo. Depuis la banalisation des terminaux numériques, le secteur des jeux vidéos est devenu le premier secteur culturel dans le monde !
Or la principale force de la technologie numérique qui a permis cet essor est sa capacité de créer des simulations étonnamment réalistes du monde commun par des stimulations sensorielles – la vue d’abord, de plus en plus avec la profondeur (3D), ainsi que le son, et quelquefois dans des environnements aménagés spécialement, d’autres sens (toucher, odeur), avec aussi la possibilité d’entrer dans ces environnements en vue subjective (à partir de son propre champ visuel simulé), et en s’isolant assez radicalement de son environnement actuel. S’ajoute aussi la capacité de jouer à plusieurs connectés sur la même plate-forme. Ces jeux, comme tous les jeux de simulation, permettent d’expérimenter des segments de vie autres qui résonnent avec son imaginaire. Ils sont donc vécus comme extrêmement satisfaisants.
Dans ces simulations délibérément captatrices de la conscience de celui qui y accède, il y a effectivement l’ouverture d’un champ de possibilités qui peut être très large et par là séduisant, mais qui n’existe plus dès lors que fait défaut tout l’appareillage technique qui conditionne – la panne d’électricité en est l’ennemi radical.
Mais pourquoi ? Pourquoi s’absenter une grande partie de son temps de veille de la réalité commune actuelle où se décide finalement la valeur de son existence ?
Pour fuir une réalité actuelle trop frustrante ? Pour être séduit par des produits qu’il faut acheter parce qu’on nous en fait ressentir le manque ?
Il est évident qu’il faut regarder aussi du côté de l’intérêt particulier des majors mondiaux de l’industrie du numérique. Ils engrangent de substantiels profits par la marchandisation des applications, de l’équipement en terminaux (ordinateurs, smartphones, consoles et autres), et des produits dérivés. Mais cela va plus loin. Ils organisent l’univers parallèle qu’ils proposent de telle manière que le quidam ait du mal à éteindre le terminal, et reste en attente d’y retourner. En ce qui concerne la pratique du jeu vidéo, que ce soit seul ou à plusieurs, il est devenu nomade entre les supports connectés : il peut accompagner chacun et être repris à tout instant. Cet élargissement des possibilités d’usage favorise l’arrivée des adultes, en particulier des femmes, et même des seniors, dans le « vidéoludisme ». Il est avéré qu’aujourd’hui les femmes de 30 à 50 ans sont le groupe de joueurs le plus actif dans le monde !
D’un point de vue général, le temps de vie de plus en plus envahissant passé en interaction avec les terminaux captant la conscience dans une réalité virtuelle numérisée, la distrait d’autant de la vie sociale actuelle et par là contribue largement à une passivité politique des populations. Ce qui se voit par l’importance et l’accroissement régulier du taux d’abstention dans les élections des pays à régime démocratique.
S’amplifient ainsi des comportements qui sacrifient l’avenir pour une satisfaction immédiate, ce qui est d’ailleurs, lorsque de tels comportements sont réguliers et vécus comme irrépressibles, un marqueur reconnu d’un état d’addiction.
Ainsi, la réalité virtuelle numérique est devenue un puissant moyen de contrôle des comportements des populations. Et nous ne parlons pas ici du problème du traçage des comportements rendu possible par l’évolution des smartphones et la généralisation de leur usage. Nous parlons d’un contrôle plus insidieux parce qu’il ne s’oppose pas à la liberté de choix des individus. Il l’intègre ! Car l’individu choisit bien lui-même de négliger le monde commun actuel pour aller vers la satisfaction immédiate à laquelle l’écran l’invite.
Tout se passe comme si le marché, qui en cette troisième décennie du XXIe siècle a étendu son emprise sur à peu près l’ensemble de la planète, devait continuer à croître dans un univers parallèle (il ne peut en effet survivre qu’en croissant), tellement les dommages qu’il engendre dans le monde actuel sont devenus intolérables. Pour cela, il aurait mis au point la technique de la réalité virtuelle numérisée hyperréaliste afin de détourner les consciences de l’espace public et de la question du bien commun. C’est en cela que la virtualisation numérique serait manipulatrice.
N’y a-t-il pas le danger que, d’avancée en avancée, cette technique de simulation d’un univers parallèle nous rende de plus en plus étrangers au monde actuel, dès lors de moins en moins protégé des prédations à court terme des affairistes ?
Mais ne manquera-t-il pas toujours quelque chose d’essentiel à cette réalité virtuelle pour qu’elle ne soit pas prise pour la réalité, tout simplement ?
Nous proposons la thèse suivante : il manquera toujours à la réalité virtuelle un caractère essentiel de la réalité commune. Le virtuel ne sera jamais ni habitable ni aventureux.
Pas plus que l'on peut repeindre l'arc-en-ciel, ou s'abreuver dans le lac-mirage du désert, on ne peut habiter la maison, truffée de webcams et autres capteurs, dont on pourrait partager, en temps réel, tous les stimuli sensoriels par l'intermédiaire d'un équipement technique adéquat. Comme le dit Merleau-Ponty « Notre corps n’est pas dans l’espace, il habite l’espace ».
Pourquoi ? Parce qu’habiter engage le corps vécu comme une totalité en ce qu’il donne sens à l’espace qu’il occupe : il en fait le centre du monde. Et ce sens se distribue d’emblée entre deux pôles :

1-          D’une part, il doit choisir et délimiter un lieu dans l’espace ouvert en lequel il peut s’assurer de se défendre contre les dangers venant de l’extérieur tout en assurant la satisfaction de ses besoins. Ce lieu de sécurisation est l’« habitation ».

2-          D’autre part, il est spontanément curieux de cet espace au-delà des limites de son habitation ce qui ouvre à une autre modalité d’être corporellement dans l’espace, qui n’est pas sans risque, mais qui répond à sa capacité d’étonnement et à sa curiosité. Cette autre manière d’être dans l’espace est l’« aventure ».

Le virtuel ne sera jamais habitable. Et, de même, le virtuel ne sera jamais aventure. Tout simplement parce que dans le virtuel il n’y a qu’un nombre fini d’environnements possibles et donc de comportements possibles, alors que dans la réalité spatiale actuelle il y a une infinité d’environnements et donc de comportements possibles.
Cette infinité est illustrée par la perception du ciel : l’impossibilité de restituer la perception du ciel est la limite infranchissable de la simulation de la réalité première par une réalité virtuelle.
Le ciel n’est pas virtualisable parce qu’il n’est pas un objet reproductible. Il n’est pas un objet reproductible parce qu’il n’est pas un objet. Et il n’est pas un objet parce qu’il n’a pas de forme. Et il n’a pas de forme parce qu’il n’a pas de limite. Marche vers l’horizon, vole vers la Lune ou vers Mars, toujours et encore du ciel tu découvriras !
C’est pourquoi, en réalité virtuelle, même avec un casque intégral connecté et des électrodes au bout des membres, le corps que je suis n'est toujours engagé que partiellement, par ses parties qui sont concernées par les stimuli émis ; et il ne répondra que partiellement, par exemple par l'index sur le bouton de la souris.
Mon corps comme conscience d'une unité, est toujours déconnecté de la réalité virtuelle. Même capté par mon jeu en vue subjective, je ne saurais avoir la conscience d'un espace global qui s'ouvre à mon corps.
C'est pour cela que je n'ai pas l'idée de me lever pour aller voir derrière l'écran l'objet disparu dans l'horizon de l'image.

vendredi, juillet 21, 2023

Épigramme érotique

 

À Carnac, Morbihan

Féministe, n'es-tu pas celle qui n'a jamais accédé au paradoxe du mâle humain, en lequel le plus dur est aussi le plus doux ?

Macho, n'es-tu pas celui qui n'a jamais compris que ce qu'il y a de plus dur en toi devait se faire le plus doux ?